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il l’emporterait par sa manière d’écrire, s’il ne compromettait trop souvent cet avantage par la vulgarité. Malheureusement, à côté des qualités ordinaires de l’auteur, il est impossible de ne pas reconnaître ses défauts, déjà anciens, dont nous avons indiqué le principal, — le décousu de la conception, sinon de l’arrangement des scènes. Il fallait s’attendre aussi dans une nouvelle tentative à quelques, défauts nouveaux. Certes le drame moderne nous avait familiarisés avec les noirceurs tragiques ; il s’efforçait du moins d’être lyrique dans ses plus grands excès ; Il était de bonne foi et semblait croire tout le premier aux horreurs qu’il étalait sur la scène ; il y avait dans ses peintures une exaltation qu’il est impossible de contester : c’est un art qui sort de la nature, mais sans en avoir conscience. M. Sardou a mis les atrocités en vaudeville, comme pour prouver qu’il n’y croit pas et montrer aux spectateurs qu’il n’est pas plus dupe qu’eux-mêmes. Ses cruautés les plus sanguinaires sont glaciales, entremêlées de drôleries qui peuvent amuser les esprits sans culture ; elles ne prouvent rien, sinon que M. Sardou est pressé de produire.

Séraphine et Fernande ne trahissent pas dans l’auteur d’autre ambition que celle d’être aussi fécond que par le passé. Il ne se montre guère plus soucieux de l’ensemble de son œuvre. À moins qu’un échec salutaire ne vienne corriger M. Sardou de son système favori, nous n’espérons point qu’il renonce à cette habitude de mettre deux pièces dans une seule. Jusqu’ici cette dualité, comme diraient les Allemands, n’a pas manqué de lui réussir. Il a des actes pour le roman de la pièce, pour l’intrigue, et d’autres pour ce que l’on appelle des peintures de mœurs et que nous regardons plutôt comme des curiosités de mœurs. Ces croquis serviraient aussi bien dans un sujet que dans un autre. Les genres descriptifs se ressemblent toujours. Au temps de Delille, on avait des levers ou des couchers de soleil, des tempêtes, des coins du feu, des jeux d’échecs, des porcelaines de Sèvres ou du Japon, toutes choses faites d’avance et qui servaient dans l’occasion. Au théâtre aujourd’hui l’on a des tables d’hôte, des soupers à la Maison Dorée, des villes d’eaux, des bains de mer, des maisons de jeu. Que les tableaux de mœurs aient leurs cadres naturels, cela est légitime et nécessaire ; mais nous demandons que le cadre soit fait pour le tableau. Si d’autres écrivains dramatiques tombent dans la même erreur que M. Sardou, ils n’en font en général qu’un accessoire ou un agrément de leur comédie ; l’auteur de Fernande semble ériger l’erreur en système. L’accessoire chez lui fait une moitié de la pièce, et une moitié qui pourrait se détacher de l’autre. Prenez dans le Diable boiteux de Lesage le récit de l’amant surpris qui se fait passer pour voleur, et joignez-y