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veux pas de ne plus s’occuper de ceux qu’ils ont laissés de l’autre côté de la mer. Et cependant je crois que je serais heureux d’avoir quelqu’un qui de là-bas, de l’Europe, m’enverrait de temps en temps une pensée affectueuse. Tout à l’heure, quand vous alliez me quitter, j’ai éprouvé un véritable chagrin à l’idée de vous perdre complètement. Je me suis dit que, si vous me connaissiez mieux, il vous serait plus facile de ne pas m’oublier, et je vous ai prié de m’écouter. Je vous verrai partir avec moins de regret quand je saurai qu’à l’avenir il me sera permis de vous écrire franchement de tout, ou plutôt de la seule chose qui me touche.

Un domestique japonais qui allait et venait dans la maison discrètement et sans bruit, comme les serviteurs orientaux seuls vont et viennent, se montra pour s’assurer si nous avions besoin de ses services. Voyant que nous avions allumé de nouveaux cigares, il nous apporta du thé, et s’accroupit ensuite dans un coin obscur de la vérandah, où il s’endormit. L’Hermet, sans s’occuper de lui, commença son récit.

— Mon premier départ de l’Europe date de loin. J’avais alors dix-neuf ans. J’étais sans fortune, les contrées lointaines attiraient mon imagination, enfin un parent qui m’avait précédé en Chine et avec lequel j’étais en correspondance me conseillait de venir le joindre en me proposant de prendre à sa charge les frais de mon équipement et de mon passage. Ma famille se composait d’une sœur aînée, mariée depuis plusieurs années, et de ma mère, qui demeurait chez son gendre. Nous habitions une grande ville de commerce, un port de mer ; on y était accoutumé à l’idée de voyages lointains, et ma mère, quoiqu’elle me vît partir avec un réel chagrin, ne s’opposa point à l’exécution de mon projet. Elle mourut dans l’année qui suivit mon départ ; je perdis ainsi la seule affection qui m’attachait à l’Europe. Ma sœur, qui avait quinze ans de plus que moi, s’était mariée lorsque j’étais encore enfant ; elle avait complètement embrassé les intérêts de sa nouvelle famille, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de moi.

Mon cousin, qui s’était établi à Canton, me reçut à bras ouverts, et me procura bientôt un emploi lucratif. Le commerce de Canton était alors quelque chose de merveilleux. Chinois et étrangers y trouvaient également leur profit ; de part et d’autre on gagnait des millions. C’était l’âge d’or. De cette époque date le genre de vie fastueuse adopté par les marchands anglais et américains, et qui faisait ressembler le train de leurs maisons à celui d’une cour princière. L’argent ne coûtait rien, comme on dit ; aussi le dépensait-on à pleines mains, sans y prendre garde. Les temps sont changés. Le principe économique de l’offre et de la demande nous a mis au niveau des hommes d’affaires de l’Europe. On gagne peu à présent,