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et c’est avec peine et à gros risques. On n’en veut pas moins vivre en grand seigneur et dépenser comme autrefois. De là l’état précaire du commerce en Chine et le discrédit dans lequel il est tombé après avoir dépassé par son éclat et sa puissance les plus opulens marchés du monde.

J’avais mené en Europe une existence des plus modestes ; mais, me laissant aller bientôt à la dérive, je suivis l’exemple général, et pris les habitudes de luxe et de prodigalité qui régnaient autour de moi. Il n’y avait aucun inconvénient à cela, sinon qu’au bout de cinq ans je me trouvai à peu près aussi avancé qu’à mon arrivée à Canton, c’est-à-dire sans autre bien que ce qui me venait au jour le jour du fruit de mon travail. Quoique fort jeune encore, j’entrepris alors de m’établir à mon compte. Quelques amis me vinrent en aide, et j’obtins, grâce à eux, le crédit suffisant pour entrer en affaires. La sympathie et l’amitié ne reculaient pas dans notre société devant une question d’argent.

J’avais réussi au bout de quelques années à mettre environ trente mille dollars de côté lorsque le settlement de Canton fut brûlé par les Chinois. Ma maison fut détruite, et il fallut chercher asile à Hongkong. Cet accident me causa une perte considérable, mais je la supportai philosophiquement. Je me sentais de force à la réparer, et mes amis plus riches ou moins éprouvés que moi, m’offraient à l’envi leurs services. Cette fois je n’en voulus pas profiter. Il y avait plus de dix ans que j’avais quitté l’Europe, et je commençais à ressentir l’influence nuisible du climat sous lequel je vivais maintenant. De plus le séjour à Canton avait été, durant les derniers mois que j’y passai, rempli d’émotions pénibles. Le vice-roi de la province, le terrible Yih, procédait à cette époque à l’extermination légale des rebelles. Les Chinois sont beaucoup moins sensibles que nous, leur système nerveux n’a point la délicatesse de celui des peuples d’Occident ; ils peuvent supporter et infliger des tortures qui nous semblent atroces. Yih signa journellement, pendant des mois entiers, des centaines d’arrêts de mort. La petite île de Dutch Folly, située à l’extrémité du quartier européen, était devenue le théâtre d’exécutions en masse. En une seule matinée, six cents rebelles y furent décapités ; il se passait rarement un jour où l’on n’en mît de trente à cinquante à mort. Lorsque venait le tour d’un chef, c’étaient des raffinemens inouis de cruauté : on le crucifiait, on lui coupait les extrémités des membres, on lui arrachait la peau avant de lui donner le coup de grâce. Une fois j’entendis jusque dans ma maison les cris horribles d’un malheureux auquel on infligeait la torture. Je voulus voir de mes yeux ce qui se passait à Dutch Folly. Mal m’en prit ; pendant des semaines entières, je ne pus chasser de mon esprit l’épouvantable spectacle auquel j’avais assisté. C’était