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seulement, l’émotion me gagna. Nous arrivâmes un dimanche à Marseille. Dans la rade, notre paquebot se croisa avec une grande embarcation remplie d’hommes et de femmes en habits de fête. Sur l’avant du bateau, une jeune et jolie fille, les cheveux flottans au vent, se tenait debout, et nous souhaita la bienvenue en agitant son mouchoir. Un grand et beau garçon, son amant peut-être, voulut lui faire quitter ce poste quelque peu périlleux. La fillette le repoussa en riant. Son rire jeune et franc frappa mon oreille comme une douce musique presque oubliée. Mon cœur se serra en songeant à ma jeunesse qui s’était passée à l’étranger, sans amour, sans rire, sans fête, et qui s’enfuyait déjà loin de moi sans me laisser rien à regretter. Le souvenir de ma mère, le seul être qui m’avait aimé, me revint à l’esprit ; j’aurais voulu cacher ma tête dans mes mains et pleurer.

En mettant pied à terre, je fus assailli par les douaniers, portefaix, cochers, garçons d’hôtel, m’offrant des services dont je n’avais que faire, se disputant qui ma personne, qui mes malles. Dans la disposition d’esprit où j’étais, je les aurais chassés volontiers à coups de canne ; je me contentai de les écarter rudement, en me rappelant que j’étais en pays civilisé. Je ne passai que quelques heures à Marseille ; le soir même, je partis pour aller chez ma sœur, à laquelle j’avais annoncé mon arrivée. Elle vint à ma rencontre au chemin de fer. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans, mais je la reconnus immédiatement. Elle ressemblait beaucoup à ma mère, et le cœur me battit lorsqu’elle m’embrassa en m’appelant son frère. Si elle l’avait voulu alors, nous aurions pu devenir de bons amis ; mais elle ne m’ouvrit pas son cœur et ne provoqua de ma part aucune confidence. Elle me témoigna maintes petites attentions, elle s’informa de l’état de ma santé et de ma fortune, mais ne sortit point de sa réserve. Au bout de quelques jours, je me séparai d’elle sans beaucoup d’émotion.

Le médecin que j’avais consulté ne vit rien d’inquiétant dans l’état de ma santé ; il me cita plusieurs villes de bains qui, selon lui, devaient toutes me convenir également. Je choisis un petit endroit retiré dans les Vosges, dont il me vantait le bon air et les charmans paysages.

Le voyage à travers la France me laissa indifférent. Lorsqu’en Orient nous parlons de l’Europe, nous ne pensons qu’à regretter la patrie absente ; nous ne nous souvenons que de ce qu’il y a de bon là-bas et de ce qui nous manque ici. Nous oublions que nous étions jeunes en quittant l’Europe. A l’étranger, dans l’exil, les absens ont toujours raison ; les présens ont tort. Vivant dans l’abondance comme tous nous vivons ici, pauvres et riches, nous ne nous rappelons plus que cette largeur, cette aisance de la vie matérielle est considérée