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— Pourquoi ne pas vous établir tout à fait à Paris ? Vous êtes bien libre d’aller et de rester où il vous plaît ?

— Pas autant que cela. Je n’ai plus que quelques semaines à moi. Au commencement de l’hiver, il. faut que j’aille à Londres pour y traiter diverses affaires, afin de préparer mon retour pour la Chine.

— Quoi ! fit-elle d’un ton alarmé, vous quitterez l’Europe ? — Elle s’était levée, et son visage trahissait une certaine émotion.

Je lui répondis avec quelque étonnement : — Ne vous en ai-je jamais parlé ? Je ne suis ici qu’en vacances, et l’an prochain je dois me remettre au travail.

— Vous ne m’en aviez pas dit un mot… Ses paroles m’atteignirent comme un reproche. Elle avait pourtant raison, la mémoire m’en revint aussitôt ; je ne lui avais jamais parlé de mes projets, non pour les lui cacher, l’idée ne m’en était pas venue, mais simplement parce que mon retour en Chine devenait pour moi un sujet de moins en moins agréable que j’essayais de chasser de mon esprit chaque fois qu’il s’y présentait. D’ailleurs mes relations avec Mlle de Norman ne dataient pas de loin ; nous avions toujours causé du passé et du présent, de l’Orient, de Paris, et, sans qu’il y eût de parti pris, l’avenir avait été réservé.

Après un moment de silence, Jeanne continua : — Je m’imaginais que vous alliez vous fixer en Europe. Serez-vous longtemps absent ? — Sa voix était triste, presque plaintive. Une profonde émotion me gagna, tout mon sang afflua au cœur ; je ne pouvais parler, je ne pouvais non plus détourner mes yeux des siens. Je m’approchai d’elle, et je l’appelai par son nom : — Jeanne !

Elle recula d’un pas, se retourna d’un air effrayé, et rentra dans le salon par une porte-fenêtre qui était restée ouverte. Je la suivis au bout de quelques minutes, et la vis assise près d’une table feuilletant un album, écoutant d’un air distrait les propos d’un jeune homme placé à côté d’elle. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et, quoique je cherchasse son regard pendant le reste de la soirée, je ne pus jamais le rencontrer.

La saison des eaux touchait à sa fin. Les pluies survinrent, il fallut renoncer à nos promenades quotidiennes. Je continuai mes visites chez Mme de Norman : il n’y avait aucun changement dans sa manière de me recevoir ; mais Jeanne n’était plus la même pour moi. C’était elle qui, en acceptant mon bras à la promenade, avait provoqué ces intimes causeries dont le souvenir me poursuivait à présent comme un remords. J’étais trop maladroit, trop timide, pour prendre l’initiative qu’elle me laissait maintenant, et une semaine entière s’écoula sans qu’il m’eût été possible d’échanger une parole seul avec Jeanne.