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Un soir, après dîner, Mme de Norman m’annonça son prochain départ. C’était un coup terrible pour moi. Je sus me contenir cependant, et Mme de Norman n’eut pas l’air de s’apercevoir de mon émotion. — Nous passerons encore quelques semaines à la campagne auprès de ma sœur, dit-elle ; puis nous reviendrons à Paris. Vous êtes à présent un ami de la maison : il faut nous promettre de continuer vos visites à Paris. Quand viendrez-vous nous y rejoindre ?

Je balbutiai quelques paroles de remercîment. L’idée me vint que c’était le moment ou jamais de bien éclaircir ma position, de déclarer mes projets, peut-être mes espérances. Une timidité invincible, comme une sorte de honte me ferma la bouche. Il me semblait qu’en annonçant mon retour en Chine j’allais divulguer un secret que j’avais eu le tort de garder trop longtemps. Cependant Dieu m’est témoin que, quinze jours auparavant, j’aurais pu parler de tout cela sans le moindre embarras. La pensée de dissimuler ma position véritable ne m’était jamais venue ; le fait que je cachais en ce moment quelque chose m’était excessivement pénible. Mme de Norman m’examina attentivement, quelque peu surprise de mon air contraint. — En tout cas, ajouta-t-elle enfin, voyant que je ne parlais point, vous serez encore notre esclave pour trois jours ; vous avez donc le temps de réfléchir, et, lorsque vous nous accompagnerez au chemin de fer, vous nous direz peut-être si nous aurons le plaisir de vous voir à Paris.

Quelques minutes auparavant, Jeanne était entrée au salon. Elle était pâle et avait l’air fatigué. Elle entendit les dernières paroles de sa mère, et cette fois mes yeux rencontrèrent les siens. Ah ! que son regard était suppliant ! Si j’avais pris sa main, si je lui avais demandé : — Voulez-vous venir avec moi pour toujours ? Jeanne, voulez-vous être ma femme ? — si j’avais eu ce courage, elle, j’en suis certain, m’aurait répondu : — Oui. — Hélas ! je n’osai parler, et, si je me trouvais dans les mêmes circonstances, je me tairais probablement encore. Sans le vouloir, j’avais donné à Mme de Norman une fausse idée de ma situation ; je ne pouvais surprendre sa bonne foi, mon premier devoir était de faire connaître à la mère et à la fille quels étaient mon genre de vie et mes ressources. Je n’étais pas embarrassé pour mettre Jeanne à l’abri du besoin, ni pour satisfaire ses désirs, ses caprices même ; mais la vie des Européennes en Chine est triste, monotone, tout autre que celle à laquelle Mlle de Norman était accoutumée depuis son enfance. Pour la première fois de ma vie, je regrettai amèrement de ne pas être riche.

Pendant les trois jours qui suivirent, je ne vis Jeanne et sa mère qu’à de rares instans. Elles étaient toutes les deux occupées à faire des visites d’adieu, à surveiller les préparatifs du départ, et