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n’avaient que peu de temps à donner aux amis qui venaient les voir. Mme de Norman m’avait cependant dit qu’elle passerait la dernière soirée chez elle, et m’avait invité à prendre le thé. En entrant dans le salon, je trouvai Jeanne seule ; sa mère et sa sœur étaient sorties pour s’acquitter d’une course oubliée. Les mille petits objets dont Mme de Norman et ses filles avaient l’habitude de s’entourer, qui donnaient au salon un air de confort élégant, avaient disparu. On n’y voyait plus que le vilain mobilier d’un salon d’auberge. Le tapis de la table, d’un dessin vulgaire, couvert naguère de journaux, de livres, d’albums de photographies attirait l’œil désagréablement ; le piano avait été enlevé et laissait une grande place vide qu’on avait essayé de remplir par deux méchantes chaises. Je reconnaissais à peine dans cette chambre banale et froide l’endroit où s’étaient écoulés les momens les plus heureux de mon existence ; je m’y sentais oppressé, mai à l’aise. Jeanne elle-même, dans une robe de voyage que je ne lui avais jamais vue, me semblait une étrangère. Elle était sérieuse, presque solennelle, comme embarrassée de ma présence.

— Ne voudriez-vous pas venir sur le balcon ? lui dis-je ; votre salon me paraît aujourd’hui bien triste. — Jeanne, sans répondre, se leva lentement et me précéda sur le balcon. La soirée était belle et tiède, la rue à nos pieds déserte ; dans le lointain éclatait le cri plaintif d’un oiseau de nuit, et j’entendais distinctement les battemens de mon cœur. Je sentais que quelque chose d’important allait arriver, mille pensées confuses me montaient au cerveau ; j’oubliais l’avenir et le passé, je ne vivais que dans le présent auprès de Jeanne, qui devait décider de ma destinée, que j’aimais de toutes les forces de mon âme, et qui me faisait oublier tout ce qui n’était pas elle.

Nous nous étions accoudés sur la balustrade du balcon, et restâmes longtemps muets,. Enfin elle releva la tête en se tournant à demi vers moi. A la douteuse clarté de la lumière qui venait du salon, j’aperçus son visage inondé de larmes. Je saisis sa main et l’attirai à moi doucement. Elle s’abandonna sans résistance et laissa tomber sa tête sur mon épaule. — Jeanne, dis-je, Jeanne, pourquoi pleurez-vous ? — Elle ne répondit pas ; je l’entendis sangloter. — Jeanne, ne pleurez pas, je vous en prie. Dites-moi que vous me permettez de vous aimer ; dites que vous voulez rester près de moi. Je vous aime, vous le savez depuis longtemps ; mes paroles ne sauraient vous blesser. Dites-moi que vous me pardonnez !

Elle resta immobile, la tête inclinée sur mon épaule, et dit doucement : — Ne me quittez pas. Que deviendrais-je, si vous me laissiez seule ?

Ce que j’éprouvais, je ne puis le décrire ; le cœur me battait à se