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la porte. Elle pâlit, et ne bougea pas de sa chaise. Je lui offris la main comme j’en avais pris l’habitude ; elle la retint un instant et la serra avec force ; sa voix, en me parlant, avait un accent étrange, et ses yeux s’attachèrent sur moi sans nul souci de la présence de sa mère et de sa sœur. Nous étions tous les quatre assis autour de la table où était servi le thé, Jeanne et sa sœur à mes côtés, leur mère en face de moi. — Quand partez-vous ? demanda Jeanne. — Je répondis que c’était ma visite d’adieu, et que le lendemain matin j’aurais quitté Paris. Elle s’informa ensuite où j’irais habiter, et quelle serait la durée probable de mon absence. Toutes ces questions, elle me les fit d’une voix plus haute que d’habitude. Il y avait chez elle une résolution prise. Je sentais qu’elle était surexcitée, que son calme apparent ne tenait qu’à un fil, et qu’elle éclaterait au moindre prétexte. Mme de Norman semblait le comprendre comme moi et se diriger en conséquence, afin d’éviter une scène pénible. Elle ne fit aucune observation sur ce que m’avait dit sa fille, et en me parlant à son tour elle eut soin d’insister sur le maintien de nos relations. — Vous m’écrirez régulièrement, dit-elle, et vous verrez que je suis une bonne correspondante. Vous aurez mes réponses par le retour du courrier. — Puis elle me demanda des renseignemens sur la manière de m’adresser ses lettres, sur les départs des malles de Chine, etc. ; mais, sitôt que Jeanne prenait la parole, la mère se taisait, comme résolue d’avance à ne point contrarier sa fille.

Dans le courant de la soirée, Jeanne trouva moyen de me glisser un papier dans la main. Dès lors le désir de le lire m’empêcha de tenir en place. Bientôt je me levai pour prendre congé. Il y eut un moment de silence embarrassant. Mme de Norman et sa plus jeune fille avaient quitté leur siège presque en même temps que moi. Jeanne restait assise. Je crois vraiment qu’elle avait peur de faiblir. Je serrai la main à Mme de Norman et à la sœur de Jeanne ; puis je m’approchai de celle-ci. Elle se leva péniblement alors, et, s’appuyant de la main gauche sur la chaise, elle me tendit la main droite. — Adieu, cher ami, dit-elle, ou plutôt au revoir. Ne m’oubliez pas. — Je m’inclinai sans pouvoir proférer une parole, et je gagnai l’escalier sans savoir comment. A la lueur d’un bec de gaz, je lus le billet de Jeanne. Il ne contenait que quelques lignes. Après m’avoir dit qu’elle savait tout ce qui s’était passé, qu’elle me priait de n’en pas vouloir à sa mère, elle terminait par ces mots : « Je n’aime que vous, et n’aimerai que vous ; je vous attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, et le jour où vous me direz : venez, je viendrai. Adieu, ne m’oubliez pas, revenez bientôt. Aimez-moi comme j. e vous aime. » Elle avait signé de tout son nom : — JEANNE DE NORMAN.