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premier paquet ; ce n’était que la correspondance de Hongkong, Canton et de la côte. Le courrier d’Europe manquait encore. Je m’assis pour en prendre connaissance. Matthisson ; mon teneur de livres, un ancien ami de Canton qui m’avait suivi à Shanghaï et qui était au courant de mes affaires comme moi-même, vint se placer à une petite table de mon cabinet pour prendre, suivant notre habitude, les lettres que j’avais lues et annotées, afin de s’occuper immédiatement des diverses choses dont elles traitaient. Mon bureau de travail était contre la fenêtre ; le casier me cachait à Matthisson lorsqu’il était à sa table, placée derrière la mienne. Le boy chinois m’apporta un second paquet de lettres. Sur l’enveloppe d’une des premières, je reconnus la grande et belle écriture de Mme de Norman, Matthisson s’était levé et vint à moi pour me demander un l’enseignement. Je l’écoutais machinalement ; je ne compris pas un mot de ses paroles. — Pardon, cher ami, lui dis-je ; je voudrais d’abord lire une lettre particulière qui m’intéresse. — Matthisson ne dit plus rien, et prit tranquillement la correspondance ouverte et lue que j’avais mise de côté pour lui. Je l’entendis regagner sa placent s’asseoir.

A peine la lettre de Mme de Norman fut-elle ouverte, que j’eus le pressentiment d’une mauvaise nouvelle. Je parcourus les premières lignes : rien ; puis je saisis ces mots sans suite : Jeanne,… M. de Cissaye… mariage. Je n’allai pas plus loin, ma vue s’obscurcit ; mais je revins bientôt à moi. Un grand silence régnait dans la salle où je me trouvais ; j’entendis Matthisson plier des papiers, j’entendis le balancement monotone et régulier de la pendule. Je me souviens d’avoir appuyé mon front sur ma main en regardant attentivement par la fenêtre : des hommes d’affaires, des garçons de bureau, des messagers passaient rapidement. Sur la rivière, les sampans (canots chinois) allaient et venaient comme à l’ordinaire. J’entendis le souffle violent de la machine d’un bateau qui dégorgeait sa vapeur ; les cris et les chants des matelots et des portefaix m’arrivaient distinctement, et semblaient venir d’une distance éloignée. Le même spectacle, je l’avais eu sous les yeux mille fois, les mêmes bruits avaient journellement frappé mon oreille ; mais à cette heure fatale je regardais et j’écoutais comme si j’allais découvrir une signification inattendue à cette animation turbulente. J’avais la tête lourde ; je sentais mon malheur comme dans un rêve, sans pouvoir mesurer la portée du coup qui venait de me frapper ; je savais seulement que j’étais blessé, cruellement blessé, et que je souffrais.

Je repris la lettre de Mme de Norman, la pliai avec soin et m’efforçai de la faire rentrer dans son enveloppe. Mes mains tremblaient, et l’enveloppe se déchira. Je la mis alors dans la poche de ma