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condition respectée, une liberté de mœurs supérieure à la malignité du vulgaire et insoucieuse de le scandaliser, une autorité fondée sur la déférence due aux fonctions, une aisance cossue, un loisir studieux, les charmes de l’érudition et les voluptés de la cuisine, échurent en partage à Dijon transformée en ville parlementaire. Rien ne lui manqua de ce qui fait le bonheur, pas même ce demi-scepticisme qui est nécessaire pour entretenir la santé de l’âme et l’empêcher de s’emporter à des mouvemens excessifs de croyance et de noblesse qui peuvent mener à la souffrance, — et cette dose nécessaire de scepticisme, vous la trouverez en très exacte proportion chez La Monnoie et Charles de Brosses. L’existence des honnêtes gens de la société dijonnaise des deux derniers siècles n’eut de comparable que l’existence de la société parisienne pendant les cinquante années qui ont précédé la révolution, et encore donnerai-je volontiers le prix à Dijon. Il y eut dans l’existence parisienne du XVIIIe siècle trop de mouvement, d’inquiétude, de témérité, d’élémens nerveux pour le parfait bonheur ; il y manque un peu de cette animalité sanguine qui n’est pas moins nécessaire au bonheur qu’un certain degré de scepticisme, et cet atome d’animalité, on le trouve assez aisément dans les mœurs et la littérature dijonnaise ; Alexis Piron fut, si vous voulez, l’exagération scandaleuse de cet élément. Oh ! les grasses vies de savans ! et les studieuses vies d’épicuriens ! cela fait penser parfois aux nymphes de Rubens : elles sont charnues jusqu’à la bestialité ; mais le rayon de la beauté tombe sur ces océans de chairs, et le souffle de la volupté enroule en plis amoureux leurs molles vagues blanches.

C’est à ce bonheur constant qui l’a suivie dans toutes les périodes de son existence que Dijon doit la physionomie souriante et gaie qu’elle conserve encore aujourd’hui. Voilà la cause qui, après avoir d’abord peuplé ses rues de jolies maisons ciselées de la renaissance, les a remplacées magnifiquement par de riches hôtels des XVIIe et XVIIIe siècles, et a donné à ses demeures bourgeoises l’air d’aisance sans faste et de modestie sans humilité que nous leur voyons. Voilà pourquoi ses rues sont si raisonnablement proportionnées, assez larges pour recevoir la lumière dans toutes leurs parties, assez étroites pour que l’ombre s’y répande. Voilà d’où vient à la population cet air d’indépendance sensée, aussi loin de la basse servilité que de l’arrogante familiarité, qui la distingue ; elle a été dressée par d’honnêtes gens qui connaissaient les vraies lois de la vie sociale, et qui pendant trois siècles ont commandé ici en maîtres. Voilà pourquoi enfin, pour tout dire en deux mots, la récente occupation prussienne a été si impatiemment supportée dans cette ville, et pourquoi l’on y dîne encore aujourd’hui d’une manière si conforme aux exigences du palais d’un galant homme.