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de l’abbé y sont mêlées aux intérêts de l’état ; le même courrier apporte, avec les graves nouvelles des dépêches officielles, d’autres lettres remplies des plus minces détails de l’économie domestique, et il y a partout, entre le ménage de l’ambassadeur et les secrets de son portefeuille, un contraste piquant. Il avait laissé à Paris, pour garder la maison, un sien neveu de Brives-la-Gaillarde, qu’il appelle dans ses lettres « un homme de l’autre monde ; » dévoué à l’oncle protecteur de la famille, tremblant sous la menace de ses terribles vivacités, ce provincial à moitié dégourdi, naïf et madré comme un paysan de comédie, figurait une sorte de maître Jacques, intendant, valet et secrétaire, un excellent serviteur à toutes fins. Au premier rang de ses attributions et de ses multiples responsabilités était la cave, grand objet des sollicitudes de l’abbé et l’un des instrumens de sa diplomatie. Sur un signe du maître, les expéditions de vin se succèdent, accompagnées des rapports les plus précis du sommelier. « Monsieur, j’ai fait tirer en bouteilles les deux tonneaux que vous m’avez demandés. Il y a eu 107 bouteilles de vin bien clair et 8 dont le vin était trouble parce que c’était ce qui approchait de la lie. Les premières sont ficelées, cachetées et prêtes à être emballées. On prendra de chez M. Hénault (le président) 43 bouteilles pour faire un panier qui partira cette semaine. Nous fîmes hier un état de tout ce qui se trouva dans vos caves. Nous trouvâmes beaucoup de bouteilles de bière et de vin de Cherès cassées. La force du vin et de la bière les avait fait peter, et les éclats de verre avaient sauté par-ci par-là dans la cave ; il y en eut une qui creva lorsque nous y étions, le cul de la bouteille sauta, et la bière se répandit à terre en moussant comme du lait. Outre les cassées, il y avait des bouteilles qui étaient toutes vides, quoique bouchées et ficelées ; d’autres étaient à demi pleines, d’autres un peu plus ou un peu moins qu’à demi. Je vous envoie l’état de ces bouteilles. »

Nous avons regretté de ne pas retrouver cet « état, » bien que ce ne fût pas encore une cave de cardinal-ministre. La Palatine, mère du régent, ne dédaignait pas d’y puiser, et ces emprunts d’altesse désespéraient le neveu, qui, craignant de se compromettre en refusant ou en donnant trop, demanda des instructions. « Il reste fort peu de bouteilles de vin de Tokay, et Madame doit revenir de Saint-Cloud au premier jour ; ainsi il y a apparence qu’elles ne dureront pas longtemps. Lorsqu’elles seront finies et qu’on en viendra demander, faudra-t-il dire qu’il, n’y en a plus, ou bien faut-il tirer quelque tonneau en bouteilles, afin de pouvoir toujours en donner, et, supposé qu’il faille en tirer quelqu’un, est-ce nous qui devons acheter les bouteilles et les bouchons, ou bien dire à celui qui vient demander le vin qu’il apporte de l’un et de l’autre pour