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vie humaine n’y manquent pas, et les tons heurtés y sont aussi fréquens pour le moins que dans un drame de Shakspeare. Le défilé des provisions passe et repasse sous nos yeux dans sa variété pittoresque : jambons, poires, fromages, linge de table, marmelades, truffes du Périgord, tout y est, jusqu’aux cure-dents à la carmeline. « Vos jambons se gâtaient, monsieur, et les souris les mangeaient, quoiqu’ils soient suspendus à des crochets ; je fis choisir les deux meilleurs que nous enveloppâmes ; dans du foin et que nous mîmes dans le coffre de votre carrosse. » — « Envoyez-moi, répond l’abbé, un petit panier de fromages du Pont-l’Évêque ou de Marolles et deux fromages de Brie. Dès qu’il fera assez froid pour faire voyager des truffes en sûreté, écrivez à Brives qu’on vous en envoie. » Le neveu ayant objecté qu’on ne trouvait rien cette année en fait de truffes qui vaut la peine d’être expédié, l’oncle insista, et les truffes partirent. « J’ai reçu vos truffes, elles ont fort bien réussi. Demandez à Mme Duclos (la femme de l’académicien) deux douzaines de pots de marmelade de fleurs d’oranger. »

Il n’est pas jusqu’au poète comique Destouches, premier secrétaire de l’ambassade, qui ne s’occupe des questions de ménager quand l’abbé est à Paris, Destouches lui écrit : « Votre maître d’hôtel vous supplie très humblement, monsieur, de vouloir bien envoyer ici vos jambons et quelques paniers de poires de bon chrétien et de pommes reinettes. Il croit que cela pourra vous épargner de la dépense, parce que le fruit est extraordinairement cher en Angleterre. » Le neveu expédia plus tard les poires et les reinettes « à 11 sous pièce, » avec les confitures de Mme Duclos. « La caisse, qui est partie le 12 de ce mois de février par des rouliers, contient trois cent trente poires, six boîtes de confitures de pommes, douze coffres de fruits secs, les pots de marmelade liquide à la fleur d’oranger, et quelques vieilles bardes de Thoinon. Je vous envoie en outre une troisième boîte de truffes que j’ai reçue hier de Brives. » Tout cela, nous le répétons, se croise avec les plus grosses nouvelles politiques, avec les menaces d’Albéroni, les défaillances du régent, les tergiversations de l’empereur, et c’est dans la crise de ses anxiétés et de ses colères que l’abbé reçoit des lettres comme celle-ci : « Monsieur, le feu ayant pris à la maison du voisin dans une cheminée, j’ai fait ramoner toutes les cheminées de votre appartement. Michenot, votre palefrenier, arriva hier de Calais ; j’ai appris avec bien du chagrin par lui la mort de votre jument. Voici le mémoire du linge dont j’ai remis le ballot au coche : sept douzaines de serviettes communes, deux douzaines de tabliers de cuisine, douze essuie-mains, onze nappes de cuisine, cinq douzaines de torchons, dix-huit paires de gros draps. Ce paquet pesait 235 livres, et a coûté 35 livres 5 sous de port jusqu’à Calais. »