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font ouvriers ou marchands pour obtenir une place dans les sociétés riches, ils se firent alors soldats pour obtenir une place dans l’empire.

Les fonctionnaires impériaux essayèrent d’abord de les recruter individuellement et de les distribuer parmi les troupes romaines ; mais ce procédé présentait des difficultés insurmontables qui le firent abandonner. Il fallut faire de ces Germains des corps spéciaux. Une troupe était ordinairement composée d’hommes appartenant à une même tribu ; elle obéissait à un chef de son pays, et le gouvernement impérial lui laissait le plus souvent le droit d’élire elle-même ce chef. Ces corps de troupes s’appelaient fédérés en latin, et lètes en langue germanique. On les distinguait entre eux par leur nom d’origine, et l’on disait lètes suèves, lètes francs, lètes bataves, lètes sarmates, etc. Chaque troupe sous son chef élu gardait sa langue, ses usages, ses lois ; elle n’était astreinte qu’à l’obligation de combattre pour l’empire. Elle formait, sur les frontières, quelquefois même dans l’intérieur du pays, un véritable établissement. Elle cultivait son canton ; elle y vivait avec ses femmes, ses enfans, ses vieillards ; elle labourait et combattait tour à tour. Elle était à la fois une garnison et une colonie, ainsi qu’avaient été les légions impériales de l’époque précédente. Un contemporain définit bien cette situation quand il dit : « Voyez ce Chamave ; il laboure, il paie le tribut ; que l’empire fasse une levée d’hommes, le voilà qui accourt, il obéit à tous les ordres, il prête le dos à toutes les corvées, et s’estime heureux d’être, sous le nom de soldat, un serviteur de l’empire. »

On lit dans la Notitia dignitatum, espèce d’almanach impérial de l’an 400, qu’il y avait des lètes teutons à Chartres, des lètes suèves à Coutances et en Auvergne, des lètes bataves à Arras et à Noyon, des lètes francs à Rennes, d’autres lètes francs à Tournai et d’autres encore près du Rhin, des lètes sarmates à Paris, à Poitiers, à Valence, des lètes de différentes nations germaniques à Reims, à Senlis, à Bayeux, au Mans. Toutes ces troupes étaient aux ordres de l’empire et tenaient lieu des légions. La population civile était gauloise, et presque toute la population militaire était germaine. Les contemporains ne voyaient en cela rien qui les étonnât, habitués qu’ils étaient à la séparation absolue de l’ordre militaire et de l’ordre civil. Les lètes ne leur paraissaient pas fort différens des légionnaires, et personne ne pensait à les regarder comme des conquérans.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait jamais eu d’invasion. L’empressement des Germains à se mettre à la solde de l’empire était plus grand qu’on n’eût voulu. Le courant d’émigration allait toujours