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n’avait intérêt à tenir en harmonie, devaient inévitablement entrer en lutte. Il suffisait que leurs chefs fussent ambitieux ou les soldats cupides. C’était d’ailleurs ce qui s’était toujours vu depuis qu’il y avait des armées fédérées, les Wisigoths n’avaient cessé de faire la guerre aux Burgondes ; les Ostrogoths, armée de l’empire, se ruèrent de même sur les Hérules. Les Germains n’avaient aucune idée d’une confraternité de sentimens, d’une communauté de race, d’une solidarité d’intérêts. Il leur arrivait quelquefois d’assaillir une ville romaine pour la piller ; mais leurs vraies luttes comme leurs vraies haines étaient toujours entre eux.

De ces quatre armées qui occupaient la Gaule, la moins nombreuse était celle de Clovis ; c’était aussi celle qui avait le plus besoin de butin et de guerre. Elle attaqua successivement les trois autres, en commençant par la plus faible et en finissant par la plus forte. Après les avoir détruites par habileté et par ruse plus encore que par force, Clovis se trouva le seul chef militaire qu’il y eût en Gaule. Cet événement ne ressembla ni à une invasion ni à une conquête. Clovis ne faisait pas la guerre à la population gauloise. Sauf quelques villes qui avaient pris parti pour les autres chefs, cette population ne fut pas attaquée par lui. Elle assista impassible à des querelles entre chefs d’armées qui lui étaient également étrangers. Il y a même quelque apparence que le clergé catholique marqua une prédilection pour le chef franc[1].

Quelle pouvait être, d’après cela, la nature du pouvoir de Clovis sur les Gaulois ? Ne les ayant pas vaincus, il ne pouvait pas régner sur eux par droit de conquête. Quant à les traiter en peuple libre et à se faire élire roi par eux, personne ne pouvait y penser. Il ne se présentait qu’une seule manière de les gouverner. Clovis voyait devant lui, toujours debout, l’empire romain. Il savait que les Gaulois, qui s’appelaient eux-mêmes Romains, ne connaissaient d’autre autorité légale que celle de l’empire. Lui-même, comme son père et comme les autres chefs germains qu’il avait vaincus, était accoutumé à l’idée d’être subordonné au pouvoir impérial. Cette suprématie lui était d’ailleurs infiniment plus utile qu’elle n’était gênante. Clovis fit donc ce que tous les chefs germains avaient

  1. Ce dernier fait, si généralement admis qu’il soit, ne nous parait pourtant pas tout à fait avéré. On ne cite qu’un petit nombre d’évêques qui aient eu des relations avec Clovis. Ces évêques ne paraissent pas avoir représenté exactement les opinions de la population gauloise ; par exemple, « les citoyens de Rodez, dit Grégoire de Tours, reprochaient à leur évêque Quintianus de vouloir les soumettre aux Francs ; ils résolurent de le tuer. » Si les évêques aidèrent Clovis à vaincre les Burgondes, ils l’empêchèrent aussi de profiter de sa victoire. Peut-être auraient-ils essayé de même de sauver les Wisigoths, si la rapidité extrême de Clovis ne leur en eût ôté le temps et les moyens. La population gauloise devait préférer plusieurs chefs d’armée à un seul : ses calculs furent déjoués par les événemens.