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déréglées, les ambitions dévorantes et insoucieuses de l’intérêt national ; mais, dans un parlement aristocratique, la passion de la toute-puissance, naturelle à l’homme, perd quelque chose de son âpreté. Dans d’autres pays, les députés n’ont à choisir qu’entre le pouvoir et la misère ; la politique y devient personnelle, on suit des hommes, on ne suit plus des traditions, des principes. En Angleterre, les politiques se soumettent à une discipline volontaire, l’ambition la plus ardente est réglée par une obéissance plus ou moins sincère à des partis séculaires. On arrive au pouvoir avec son parti, on trouve tout naturel d’en sortir avec lui. On attend patiemment pendant des années que les fautes du parti ennemi lui enlèvent la confiance du pays et lui retirent la majorité dans le parlement. On se contente souvent toute la vie du rôle ingrat de censeur. On se résigne à n’être rien, on est retenu dans les rangs du parti vaincu par un sentiment d’honneur. On n’a point inventé en Angleterre cette maxime commode, qu’il est toujours licite de servir l’état : l’état, ce n’est jamais qu’un des partis au pouvoir ; s’il a besoin de serviteurs, il a aussi besoin de successeurs.

Sur le continent européen, il s’attache une sorte de défaveur à ce mot d’opposition systématique ; l’opposition en Angleterre est toujours systématique, en ce sens qu’il y a toujours un certain nombre d’hommes occupés à critiquer le pouvoir, à relever toutes ses erreurs, à signaler toutes ses fautes. Il y a un gouvernement potentiel à côté du gouvernement de fait ; l’opposition a des cadres, des chefs, une discipline. C’est chose certaine que la longue jouissance du pouvoir stérilise un parti, lui ôte l’invention, le ressort, il devient comme une terre qu’il faut mettre en jachère. L’opposition réglée aiguise au contraire, affine les facultés ; il faut s’y montrer digne du pouvoir, s’ingénier, promettre quelque chose au pays et ne rien lui promettre d’impossible. Il y a aussi, dans un pays naturellement enclin à respecter le succès, grande utilité à forcer les hommes d’état à savoir se passer du succès ; on n’y voit point les généraux, ni même les soldats, passer d’un camp à l’autre, attacher la fortune de l’état à leur propre fortune, trahir les principes qu’ils ont longtemps publiquement épousés et défendus. Sans doute l’intelligence humaine ne peut rester éternellement emprisonnée dans les mêmes formules ; l’opinion publique n’astreint pas les hommes d’état à une rigidité entêtée, mais il est bien rare que ceux qui ont un esprit supérieur n’entraînent pas leurs amis dans le sens où les conduit leur propre raison. Dans la chambre des lords, qui a la part la moins active dans la législation, les opinions sont presque héréditaires : l’esprit des familles patriciennes se transmet avec le sang. Les privilèges du droit d’aînesse nouent une