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garda-t-elle bien de compromettre par des résolutions hâtives ou par des déclarations imprudentes ces avantages, qui étaient notre dernière chance de salut. Elle conserva tout son sang-froid, et reçut les avances des deux cabinets sans se livrer entièrement ni à l’un lui à l’autre.

Le gouvernement russe avait prévu cette réserve, et il n’avait pas voulu s’adresser à la France avant de lui donner le temps de réfléchir et d’examiner l’opinion de l’Europe. Huit jours s’étaient écoulés depuis la communication officielle de la note Gortchakof à toutes les puissances, quand le chargé d’affaires de Russie vint présenter ce document à la délégation de Tours. On ne lui montra ni colère ni surprise ; on se contenta de lui répondre qu’on en référerait au gouvernement de Paris. Il parla lui-même en termes généraux de « la communauté d’intérêts qui existait entre les deux pays, » et, comme on lui faisait observer que le moment était venu de nous prouver cette communauté par des actes, il fit entrevoir une intervention possible de la Russie en notre faveur. « Il ne faut pas, dit-il, s’occuper uniquement du présent, il faut songer à l’avenir ; c’est ainsi que se créent les relations utiles. Quel avantage pour la France de trouver, tors de la réunion des représentans des grandes puissances, un concours qui pourrait sauver l’intégrité du territoire[1] ! » Toutefois il s’aperçut que le gouvernement français n’avait aucune envie de déchirer le traité de 1856, ni de sacrifier sans nécessité les intérêts de l’Angleterre, et que, sans repousser les ouvertures de la Russie, il ne voulait pas se jeter follement à sa tête à moins d’en obtenir des gages et des secours sérieux.

Tout autre fut notre attitude à l’égard de l’Angleterre. Le délégué des affaires étrangères n’avait cessé d’insister auprès d’elle pour l’entraîner dans quelque démarche favorable à la France. Il n’avait même pas attendu la proposition d’une conférence pour essayer de tirer parti de la présence de M. Odo Russell à Versailles. Dans une série de dépêches et de conversations pressantes, il fit ressortir ce qu’il y avait d’étrange et presque de révoltant dans la situation de cet ambassadeur, envoyé sur le théâtre même de la guerre, si sa mission devait être bornée à la question de la neutralité de la Mer-Noire. Il adjura l’Angleterre de reprendre à cette occasion la négociation d’un armistice avec ravitaillement pour la ville de Paris. Il lui fit voir tout ce qu’elle risquait de perdre à la rupture de l’alliance française, et, lui rappelant alors tous les avertissemens qu’elle avait reçus de lui, il lui montra le rajeunissement de cette alliance comme le seul moyen de sauver l’influence anglaise,

  1. Gouvernement de la défense nationale, par M. Jules Favre, t. III, p. 246.