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Sous le prétexte qu’il ne peut pas faire mieux, on l’occupera aux courses, aux transports, aux rangemens, au menu ménage de l’atelier, et la seule chose qu’il apprendra dans ce milieu, ce sera l’art de disperser, de dissiper sa journée.

C’est pour l’enfant une période critique et pleine de piéges. Son avenir en dépend. Il vient d’échapper à la discipline de l’école et ne relève pas pleinement de celle de l’atelier. L’existence ingrate et décousue qu’il mène n’est pas pour lui un frein et ne saurait point avoir d’attrait. Le chargeât-on de besogne, il serait en proie au pire des désœuvremens, le désœuvrement moral. Il voit et il sent qu’il s’épuise en corvées et ne fait rien au fond qui lui profite. De là un découragement qui peu à peu altère ce qu’il y avait en lui de bons instincts. Sans aliment pour le bien, son activité forcément tourne au mal. Entouré d’hommes qui le dominent par l’âge, par la force, par les passions, c’est sur leurs mauvais côtés qu’il prend exemple ; il devient le fanfaron du vice, dont plus tard il sera la proie. Une fois sur cette pente, qui l’arrêtera ? Le patron ? mais presque toujours le patron manque de temps et de liberté d’esprit ; le souci qui domine chez lui est le souci de ses affaires ; s’il songe aux auxiliaires qu’il emploie, c’est afin d’en tirer, des uns à titre gratuit, des autres à titre onéreux, le plus de parti possible pour le service de ses ateliers. Bien rarement dans tout cela se mêle quelque charge d’âmes. Reste la famille ; mais on sait à quoi se réduit pour des parens pauvres la surveillance de leurs enfans. Le moindre inconvénient qu’elle ait, c’est d’être illusoire. La preuve en est aisée à faire, au moins pour Paris. Une enquête publiée en 1864 par la chambre de commerce déclare qu’à cette date 101,171 établissemens industriels ou ateliers privés renfermaient 25,540 enfans au-dessous de seize ans, savoir : 19,059 garçons et 6,481 filles. Or sait-on combien sur ce nombre avaient, pour divers motifs, abandonné le domicile paternel ? 10,012 (7,632 garçons et 2,380 filles), qui, en se suffisant, disposaient d’eux-mêmes. Dans ces conditions, le lien est donc rompu, et, il en coûte de le dire, là où il subsiste, ce n’est pas toujours pour le profit de l’enfant. Resté dans sa famille, il y devient l’objet d’autres calculs ; il faut qu’il gagne son pain, et, s’il se peut, celui de ses frères et sœurs plus jeunes. Entre le père et le patron survient alors un accord tacite quelquefois, et qui pour l’un est une nécessité, pour l’autre une spéculation d’industrie. Au lieu d’être exercé sur l’ensemble du métier, l’apprenti sera voué pour ainsi dire à un détail, à une spécialité ; il ne traitera plus que certaines pièces, toujours les mêmes, et y acquerra, au détriment d’une instruction complète, une dextérité, une habileté appropriées. La rétribution est plus prompte dans ce service restreint, et beaucoup d’ouvriers ne vont pas au-delà. L’apprentissage a