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Provence et se réfugient sur les hauteurs durant les grandes chaleurs de l’été. Ces bêtes, accoutumées aux prairies maigres et caillouteuses du midi, émigrent par longues bandes de 1,000 à 1,200 bêtes. Le trajet est long, sur les routes l’herbe est rare ; le mouton prend l’habitude de tondre l’herbe jusqu’à la racine, de fouiller le terrain du museau et des pattes. Arrivé sur les herbages plus riches de la montagne, il continue d’arracher gloutonnement les moindres plantes. Enfin les moutons marchent en file, on le sait, tous dans le même sentier, piétinant le sol à la même place, ébranlant les pierres et le gravier, qui roulent jusqu’au bas du talus. Cette double migration annuelle, du sud au nord et du nord au sud, convient, il est vrai, à l’animal. Pendant qu’il est sur les hauteurs, il engraisse, il échappe aux maladies ; sa laine prend une qualité supérieure. Qu’y gagnent en échange les habitans de la montagne ? Peu de chose en réalité : cinquante centimes par tête de bétail pour la saison. Chaque mouton indigène rapporterait à son propriétaire six ou huit fois plus par la laine et par l’engrais ; mais pour acheter des bêtes il faut un capital que n’a pas le paysan des Alpes. Celui-ci vit donc tant bien que mal de la chétive redevance payée par les bergers transhumans, avec la triste condition de voir d’année en année ce faible revenu décroître, parce que la terre se stérilise. M. Surell constatait déjà en 1840 que le nombre des bêtes à laine était réduit de moitié en quinze à vingt ans. Quelle ressource reste-t-il alors à l’habitant, qui n’a plus ni bois de chauffage ou de construction parce qu’une exploitation inintelligente a ruiné les forêts, ni pâturages parce que les troupeaux ont rongé l’herbe jusqu’à la racine, ni champs à mettre en culture dans la vallée, le torrent les ayant engloutis sous ses déjections ? Il ne peut plus qu’émigrer lui-même, — ce qu’il fait, bien qu’il aime son pays natal. De tous côtés, on aperçoit des cabanes désertes ou en ruines. La population diminue ; de 1806 à 1846, le département des Hautes-Alpes avait gagné 15,000 habitans ; de 1846 à 1866, il en a perdu 11,000. Dans toute la France, sans en excepter la Corse, c’est la portion du territoire où l’on compte le moins d’habitans par kilomètre carré.


II

Les principaux traits du sombre tableau des Hautes-Alpes que nous venons de tracer sont empruntés à l’Étude sur les torrens, ouvrage devenu classique, dans lequel un jeune ingénieur, alors au début de sa carrière, décrivait avec une singulière vivacité de style et de couleur les maux dont les Alpes françaises étaient