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composer. Les deux hommes gagnèrent la maison de Whitman, et ce dernier introduisit son hôte dans une petite chambre de quinze pieds carrés environ, dont l’unique fenêtre donnait sur les solitudes arides de l’île ; une couchette, une table de toilette surmontée d’un petit miroir, une autre table en bois de sapin portant une écritoire et du papier, avec cette inscription : fais l’ouvrage, suspendue de manière que le poète l’eût toujours sous les yeux, deux vieilles gravures enfin représentant Bacchus et Silène, tel était l’ameublement de cette cellule. M. Conway n’y vit pas un livre, mais Whitman lui avoua qu’il lisait souvent la Bible, Homère et Shakspeare. À l’une, il a emprunté en effet un certain tour apocalyptique, à l’autre d’interminables dénombremens, au troisième le dédain de ce qui est correct et ordonné ; mais de ses chefs-d’œuvre favoris il a fait un ragoût si sauvage qu’on aurait peine à distinguer les ingrédiens qui ont pu entrer dans la composition. Il étudiait les maîtres qu’il s’était donnés, tantôt sur le faîte d’un omnibus, tantôt sur un banc de sable, alors absolument désert, qu’on appelle l’Ile Coney. Peu de gens venaient troubler sa retraite ; il n’aimait communiquer qu’avec les classes inférieures de la société. Il avait le dégoût de l’industrie, l’insouciance de la pauvreté, ayant découvert, disait-il, qu’il pouvait vivre magnifiquement de pain et d’eau ; cependant il n’était pas indifférent au plaisir d’entendre de bonne musique, surtout celle d’opéra. Taciturne et silencieux, il ne souriait guère, bien qu’il ne fût rien moins que mélancolique et qu’il ignorât le découragement, étant fort insensible à la critique, qu’elle fût amère ou flatteuse. Nous avons vu un portrait de lui qui donne l’idée d’un homme singulièrement vigoureux, d’une santé florissante : le front est beau, sous un chapeau de feutre mou, les traits assez réguliers encadrés de beaucoup de barbe touffue ; la tête petite repose sur un cou d’athlète qu’une sorte de vareuse laisse découvert. On prétend que ses yeux bleus exercent une influence magnétique. Au bas est la signature Walt Whitman, d’une fort laide écriture, inégale et nerveuse.

Lorsqu’éclata la grande guerre civile, son attachement enthousiaste à l’Union et ses sentimens anti-esclavagistes devaient lui faire embrasser avec feu la cause du nord. Il se consacra en 1862 au service des blessés, montra le plus admirable dévoûment, tantôt sur le champ de bataille, tantôt dans les hôpitaux, et les soldats du sud eurent autant à se louer de lui que leurs adversaires. Une fièvre qu’il prit en soignant un cas de gangrène le conduisit aux portes du tombeau sans abattre le zèle de sa charité. À peine guéri, il se remit à l’œuvre. Cette belle conduite fut récompensée par une place au ministère de l’intérieur, qui lui fut retirée aussitôt que le