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dramatique peut-être de l’histoire d’Athènes, au temps où la Grèce, en échange de la liberté qu’elle perd, fait la conquête de l’Asie et se répand jusqu’au Caucase, à la Caspienne, à l’Araxe et à l’Indus. Les champs de bataille où se tranche la question entre Athènes et la Macédoine s’appellent Chéronée et Cranon, Issus et Arbelles. Les ennemis contre lesquels Démosthène lutte jusqu’au dernier souffle, c’est un Philippe, c’est un Alexandre, des génies comme jamais ailleurs on n’en a vu deux se succéder sans intervalle sur un même trône. Ses rivaux de succès et d’influence à Athènes, c’est Eschine, Lycurgue, Hypéride et Démade, orateurs qui laissent loin derrière eux les hommes de la génération précédente. Ils leur sont supérieurs à tous, sinon par les dons de nature, au moins par les ressources variées d’un art plus savant, par l’abondance et l’éclat de leur parole. Toutes ces figures de rois et de républicains, de capitaines et d’orateurs, nous les grouperons autour de Démosthène. Celui-ci, malgré le voisinage de Philippe et d’Alexandre, reste encore pour nous ce qu’il y a dans son siècle, sur la scène politique, de plus grand, de plus vraiment digne d’intérêt. C’est un citoyen qui défend contre l’ambition d’un conquérant l’indépendance de son pays, la souveraineté de la loi et la liberté de discussion. Pour lutter contre des princes qui concentrent dans leurs fermes mains tous les pouvoirs politiques et militaires, toutes les ressources du despotisme mises au service du génie, il n’a que l’ascendant de sa raison et de sa parole, qu’un empire moral toujours contesté, toujours menacé, qu’il lui faut sans cesse raffermir et reconquérir à force d’éloquence. Ces expéditions qu’il fait décider, il ne les conduit pas en personne, n’étant pas homme de guerre. Tandis que Philippe et Alexandre exécutent eux-mêmes, avec le concours d’officiers qu’ils ont formés et choisis tout à loisir, les desseins qu’ils ont pu combiner dans le plus profond secret, Démosthène, qui ne peut conclure une alliance ou faire de préparatifs sans que l’ennemi en soit averti par les débats mêmes du Pnyx, est encore contraint de confier à des généraux incapables ou tout au moins insuffisans les armées qui se sont levées à sa voix. Malgré tous ces désavantages, il soutient pendant trente ans ce combat inégal, et, sans un concours vraiment étonnant de mauvaises chances, il aurait, à ce qu’il semble, réussi à sauver le monde hellénique de la conquête macédonienne. En dépit de tous les désaveux que lui inflige une fortune obstinément contraire, il persiste dans ce qu’il croit son devoir, dans ce qu’il sait être le devoir d’Athènes, tel que le lui trace son glorieux passé. Ce ne sont point les lecteurs français qui marchanderont jamais leur admiration et leur sympathie à cette âme indomptable. N’a-t-on pas vu récemment la France, blessée au cœur dès les premières batailles, privée de ses meilleurs généraux et de presque toute son