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inscrit sur la liste des citoyens ; » mais ce ne sont là que des phrases et des injures. Démosthène, dès le début de sa carrière politique, avait eu l’honneur d’exciter les craintes et de mériter la haine de tout ce qu’il y avait dans Athènes d’aventuriers et d’intrigans sans vergogne ; si l’on avait cru pouvoir avec quelque chance de succès contester la légitimité de sa naissance, on n’aurait point hésité à porter le débat sur ce terrain : pour peu que l’on y fût suivi par le jury, on arrêtait dès ses premiers pas celui que l’on voulait écarter de la tribune aux harangues. Si on ne l’a pas au moins essayé, il faut que l’on se soit cru bien sûr d’échouer.

On en devine la raison. Toute formelle qu’elle fût, la loi en question ne paraît pas avoir jamais été appliquée d’une manière suivie et régulière. On avait beau, de temps en temps, la promulguer à nouveau et entreprendre de chasser des rangs de la bourgeoisie tous ceux qui s’y étaient introduits au mépris de ses défenses ; dès le lendemain, on recommençait à en violer ou à en éluder les prescriptions. C’est que, si d’une part elle s’inspirait d’antiques croyances qui avaient encore une forte prise sur les âmes, de l’autre elle contrariait les habitudes et les besoins nouveaux d’une société qui devenait de plus en plus industrielle, commerçante et voyageuse. On craignait toujours de voir les cultes héréditaires, publics ou privés, les sacrifices de la ville, de la phratrie et de la famille profanés par l’intrusion d’un étranger ; on craignait d’irriter ainsi les dieux protecteurs de la cité ainsi que les héros, les ancêtres divinisés qui veillaient avec eux sur Athènes. L’orateur qui faisait éloquemment valoir ces considérations devant l’assemblée ou devant le jury était sûr d’agir sur les esprits et d’obtenir gain de cause ; mais en même temps il y avait des milliers d’Athéniens qui passaient la plus grande partie de leur vie hors d’Athènes. Les uns, capitaines de navire ou négocians, étaient sans cesse appelés par leurs affaires dans le royaume de Bosphore ou dans quelqu’un des ports de la Thrace ou de la Macédoine ; ils y séjournaient pendant la belle saison, et parfois ils s’y fixaient pour de longues années ; les autres, propriétaires de biens situés dans la Chersonèse, à Lemnos, à Imbros, à Samos et dans l’Eubée, avaient là leur principal établissement et ne reparaissaient guère à Athènes que de loin en loin, quand ils avaient quelque procès à y plaider, quelque devoir public ou privé à y remplir. Marins, marchands ou cultivateurs, tous ces Athéniens qui ne résidaient pas en Attique devaient se trouver amenés, par plus d’une voie, à se marier là où ils s’étaient fixés, à épouser des femmes étrangères. Plus d’un Athénien de renom, depuis Miltiade et l’historien Thucydide jusqu’à Iphicrate et Conon, prit la fille de quelque prince de la Thrace ou de Chypre, qui donnait à ce gendre, dont son orgueil était flatté, des richesses et de spacieux domaines ;