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tuteurs habiles et honnêtes tout à la fois. Le mourant ne pouvait, ce qu’il eût fait chez nous, confier cette tâche à celle qui aurait été le mieux qualifiée pour la bien remplir, à la mère. Comme le droit romain primitif, la loi athénienne, au temps même de Démosthène, condamnait encore la femme à une enfance ou plutôt à une minorité perpétuelle ; rien ne l’émancipait, ni le mariage, ni la maternité, ni le veuvage même. Quel que fût son âge, de quelque intelligence et de quelque dévoûment à ses enfans qu’elle eût fait preuve, loin de pouvoir jamais être tutrice d’un fils ou d’une fille, elle tombait par la mort du mari sous l’autorité d’un autre maître, dont les intérêts pouvaient être opposés à ceux des mineurs. Dans ce cas, il lui était interdit même de porter plainte devant le magistrat. Que le tuteur fût seulement négligent et dépensier ou qu’il travaillât à dépouiller ses pupilles, la mère, malgré la clairvoyance de son affection, devait tout voir sans rien empêcher ; elle assistait à ce gaspillage ou à ces manœuvres en spectatrice impuissante.

C’était donc hors de sa maison que le père de famille, dès qu’il s’était senti en danger, avait dû chercher qui veillerait sur les orphelins. Vu l’importance de sa fortune, il avait cru bon de diviser les soins et la responsabilité de la tutelle entre plusieurs personnes, qui pourraient à la fois s’aider et se surveiller les unes les autres. Il avait jeté les yeux à cet effet sur deux de ses neveux, Aphobos, le fils de sa sœur, et Démophon, le fils de son frère Démon, ainsi que sur un voisin, Thérippide, du bourg de Péanée, auquel l’unissait une amitié d’enfance. Chacun des trois était riche ; on pouvait croire que l’aisance dont ils jouissaient les mettrait à l’abri de honteuses convoitises. Démosthène, qui avait passé sa vie dans les affaires, n’était d’ailleurs pas sans savoir que c’étaient là de faibles garanties ; les plus opulens sont parfois les plus avides. Il tenta donc d’obliger les tuteurs à la reconnaissance ; tous les trois devaient être largement payés des peines que pourrait leur donner la tutelle. Réussir à les enchaîner ainsi semblait chose d’autant plus facile que deux d’entre eux tenaient de près à ces enfans, dont ils étaient les propres cousins germains. C’étaient ces liens qu’il s’agissait de resserrer encore, de manière à confondre, autant que possible, les intérêts des protecteurs avec ceux des protégés.

Voici à quoi s’arrêta Démosthène. A Thérippide, il léguait l’usufruit de 70 mines (6,510 francs), pour tout le temps qui s’écoulerait jusqu’à la majorité de son fils[1]. Démophon épouserait sa

  1. Nous aurons trop souvent, dans le cours de ces études, l’occasion de citer des sommes évaluées en monnaie athénienne pour qu’il ne soit pas utile de rappeler ici, sans tenir compte, bien entendu, de la différente puissance de l’argent, la valeur des principaux termes. Le talent attique, monnaie de compte, valait 60 mines, environ 5,561 francs, la mine 100 drachmes ou 92 francs 68 cent., la drachme 0,93.