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prédisposent à la mollesse. Antoine, devant l’ennemi, pouvait, dans son héroïque retraite de Mutine, s’abreuver d’eau croupie et se nourrir de racines sauvages ; mais ce serait mal comprendre une organisation comme la sienne que de s’étonner de voir cet Héraclide oublier dans les excès de la jouissance les strapaces de la guerre, et perdre de vue dans l’orgie de la victoire les millions d’hommes dont les circonstances viennent de mettre les destinées entre ses mains.

Enorgueilli par la victoire, ivre de sa fortune, le cerveau travaillé d’ambition et les sens plus encore enfiévrés, tel était Marc-Antoine lorsqu’il mit le pied sur le sol d’Asie, où régnait dans sa pompe, sa gloire, son implacable puissance de fascination, celle dont les amours de César avaient fait la dame de beauté du monde antique. Dame de beauté n’est point assez ; le terme applicable aux agrémens de la personne n’exprime pas ce que ces agrémens pouvaient avoir de charme fantastique. Si Cléopâtre n’avait eu que de la beauté, Antoine, ce coureur d’aventures galantes, ce don Juan romain las de conquêtes, ne l’eût pas instinctivement recherchée pour ne la plus quitter ensuite qu’à la mort. Ce qu’il faut voir en elle, c’est la charmeuse, un de ces êtres adorables et malfaisans dont la faiblesse tue les forts, et qui doivent avoir servi de type aux sirènes, aux walkyries, car, bien que les poètes prétendent le contraire, c’est dans l’humanité que se recrutent les mythologies. Chez Cléopâtre, comme dans lady Macbeth, une force démoniaque travaille ; nommez-la ambition, délire des sens : toujours est-il que chez la walkyrie du nord comme chez la sirène d’Orient une richesse, une puissance surnaturelle d’organisme sauve, au point de vue poétique du moins, ce que le personnage a d’anormal. La beauté, la grâce ennoblit tout. À ce compte, et s’il n’existait en ce monde d’autre morale que l’esthétique, Cléopâtre serait sans reproche.

Dès longtemps, le sortilège avait agi sur le triumvir. Moins perverse et moins femme, elle n’eût pas si prodigieusement troublé, affolé ce grand libertin, marié à Fulvie, femme qui n’avait de féminin que le corps, nihil muliebre prœter corpus gerens, Fulvie, l’énergie et l’action en personne, l’ambition aussi, — virile, soldatesque, souvent féroce, détestant le neveu de César, qu’elle appelait « ce gamin d’Octave. » Nous autres modernes, c’est du côté de l’esprit que nous avons poussé notre débauche ; nous voulons tout savoir. Ces demi-dieux du paganisme romain en train de s’écrouler voulaient, eux, tout sentir. Terrible curiosité que celle des sens, et quel théâtre pour la satisfaire, l’Égypte avec ses enchantemens, son libertinage primitif où la culture hellénique avait importé tous les raffinements de l’intelligence !