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Pour le luxe, les arts, la science ; les plaisirs, pour cette agglomération, ce tohu-bohu d’élémens dissemblables qu’on appelle du nom de civilisation, Alexandrie tenait la tête. Le fier Romain lui-même s’inclinait religieusement devant ce pays, cette ville dont la grande ombre des pharaons séculaires protégeait le passé, et qu’inondait de ses rayons le soleil nouveau d’Alexandre. Là se trouvaient rassemblés dans des bibliothèques, des musées, tous les trésors de la littérature et de la poésie ; là, sous le regard de la plus belle et de la plus élégante des femmes, d’une reine qui mettait son émulation et sa coquetterie à maintenir l’équilibre entre les séductions de l’esprit et les grâces physiques, — là, splendidement soldés, entretenus sur la cassette de Cléopâtre, philosophes, astronomes, mathématiciens, médecins et naturalistes expérimentaient, dogmatisaient et professaient. Et nous modernes, ce qu’après deux mille ans nous possédons aujourd’hui des lettres grecques, c’est à ces institutions des Lagides que nous le devons. Cette gloire du savant et du bel esprit tenta la plupart des Ptolémées, il y eut chez eux jusqu’à des virtuoses, témoin le père de Cléopâtre qui jouait de la flûte comme le grand Frédéric, — et ces goûts n’étaient point simplement un privilège de la dynastie et des hautes classes, toute la population y participait. L’élément grec, quoique mêlé, dominait et formait encore le meilleur de cette cohue alexandrine, où le vieil élément égyptien continuait à se montrer réfractaire aux mœurs nouvelles, et qu’infectaient de leur contagion ces hordes mercenaires composant l’armée nationale, rendues encore plus insupportables, depuis la restauration du dernier roi par la brutalité des garnisaires romains. Aux uns comme aux autres, une chose était pourtant commune, l’élancement vers toutes les ivresses de la vie, le plaisir sous toutes ses formes. Aux environs de la grande cité, les maisons de fleurs remplissaient la campagne. Sur le canal qui reliait Kanope à la ville montaient et descendaient nuit et jour de folles bandes, et de leurs barques, de leurs gondoles, s’exhalaient, au bruit des flûtes et du cistre, des baisers et des chansons qui n’étaient que le prélude ou l’épilogue de la fête.

Antoine avait jadis entrevu la reine, lorsqu’il commandait un corps de cavalerie dans l’armée de Gabinius en Cilicie. Il l’avait ensuite retrouvée à Rome pendant sa liaison avec Jules César. Si le rêve de ces amours qui devaient remplir le monde fut alors ébauché, les circonstances ne permettaient guère d’espérer qu’il se réalisât. Les choses avaient désormais changé de face ; César était mort, la victoire de Philippes, les événemens avaient fait d’Antoine un triumvir, et de ce triumvir le maître de tout l’Orient. Quoi d’étonnant que dans ce cerveau de satrape l’ancien rêve reparût, et cette fois avec l’intensité du désir qui n’a plus à s’occuper de