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l’impossible ? De son côté, Cléopâtre le voulait ; il convenait à cette main d’enfant de ployer sous le joug ce dompteur. Ce que la coquetterie d’une femme peut en certaines occasions faire d’un homme et d’un grand homme, César le lui avait appris. N’était-ce pas le moment de recommencer l’épreuve et de rejouer avec un autre la partie si fatalement perdue aux ides de mars ? Ainsi dans le silence de son cœur parlait déjà l’ambition, et la Célimène du Nil n’en avait dans ses mouvemens que plus de liberté pour viser, atteindre et saisir sa proie, qui d’ailleurs ne demandait qu’à se laisser prendre.

Depuis Rome, ils ne s’étaient donc pas revus. Elle avait de ses nouvelles pourtant, et d’Alexandrie suivait la marche du héros, qui, après avoir parcouru en triomphateur Athènes et les villes de la Grèce, après s’être vu dans Éphèse décerner les honneurs divins sous le nom de Dionysos, venait de s’installer sur les bords enchantés du Cydnus pour y tenir cour plénière et recevoir l’hommage des princes de l’Asie. Tous en foule arrivaient à l’obéissance ; elle seule, la plus ardemment attendue, ne paraissait point, et ne daignait pas même s’excuser par ambassadeur : attitude d’autant plus arrogante que la conduite de cette reine pendant la dernière guerre prêtait à l’inculpation ; mais Cléopâtre connaissait son Marc-Antoine, et se disait qu’avec une nature aussi pressée que celle-là le plus infaillible des stimulans devait être la temporisation. Son calcul ne la trompait pas. Cette abstention prolongée, si fort qu’elle affectât l’orgueil d’Antoine, le blessait moins en somme qu’elle n’irritait son désir de voir la reine. Rien ne l’empêchait d’exercer sur elle son autorité discrétionnaire, il pouvait la mander par ordre ; il la fit très humblement inviter à venir, — et ce fut le Quintus Dellius des odes d’Horace, un de ces beaux esprits sans mœurs ni caractère, vivant dans les honneurs et la fortune en trahissant tous les partis, Quintus Dellius mort plus tard l’intime ami de l’empereur Auguste, qu’Antoine, alors son maître et son trésorier, chargea de cette commission délicate. Cléopâtre l’attendait, et, si roué que fût l’entremetteur, il ne lui dit que ce qu’elle savait, en lui parlant et de sa beauté et de la suprême domination qu’elle allait exercer sur Antoine aussitôt qu’elle apparaîtrait. Pressée de tous côtés, et par les lettres du triumvir et par les instances de ses amis, appuyant les démarches de ses ambassadeurs, elle promit, mais sans consentir à préciser l’instant de son arrivée. Cléopâtre se réservait d’offrir à l’Alcibiade romain un de ces spectacles imprévus comme ses yeux n’en avaient pas encore rencontré, même en Asie.

Assis à son tribunal au milieu de la place publique de Tarse, Antoine, environné de dynastes et de mages, rendait la justice, distribuant les peines et les grâces, lorsque soudain une nouvelle se