Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/776

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doucereux, réservé près des femmes, nam pulchritudo intra pudicitiam principis fuit, Octave avait le goût des proscriptions, aimait le sang, comme plus tard Saint-Just et Robespierre, deux grands modèles aussi de chasteté, de tempérance, et deux grands scélérats pour tout le reste. Antoine était ce que j’appellerais un viveur lucide ; il pouvait faire la débauche sans perdre absolument connaissance. Au plus profond de cette âme enténébrée de paganisme, on perçoit je ne sais quel clignotement du sens moral ; rien ne dit que cent ans plus tard, la foi chrétienne aidant, ce pourceau d’Épicure n’eût pas fini comme un saint Jérôme dans quelque Thébaïde. Malmené par Fulvie, il pleura sa mort ; c’était le tour d’Octavie d’émouvoir maintenant ses scrupules de conscience. La noble dame, après avoir accompagné son mari jusqu’à Corcyre, était rentrée à Rome dans la maison du grand Pompée, devenue depuis Pharsale propriété d’Antoine, et ne s’occupait plus que du soin de ses enfans, qu’elle élevait avec ceux de Fulvie. Toutes les vertus, tous les agrémens faits pour rendre un homme heureux, elle les possédait ; seulement il eût fallu que cet homme ne fût pas l’excentrique descendant de Jupiter et de Sémélé. À cette nature surabondante, géniale, accoutumée au bel esprit, au sans-façon des mœurs athéniennes, tant de pudeur, de rigorisme, ne pouvait longtemps convenir. Cette atmosphère de préjugés l’opprimait, l’étouflait, lui qui partageait toutes les idées d’indépendance du grand Jules. Combien ne se sentait-il pas plus à l’aise près de l’autre ! Là du moins il échappait aux obséquieuses protestations d’un entourage hostile ; là son imagination trouvait à qui parler. Puis cette reine d’Égypte, que Rome appelait sa concubine et qui lui avait donné deux enfans, était-elle en somme moins sa femme que la veuve de Marcellus, qu’il avait épousée étant grosse et par dispenses du sénat ? Cléopâtre était pour lui plus qu’une amante, qu’une épouse, elle était son œuvre, sa création ; s’il relevait de son amour, elle relevait, elle, de sa puissance. Il l’avait assise sur le trône, grandie à la hauteur où le monde la voyait, et de la même main qu’il l’avait faite, il pouvait la défaire. D’ailleurs, entre tant d’avantages, elle avait surtout celui de n’être pas la sœur d’Octave, car ces nouveaux rapports de famille, loin d’atténuer l’antipathie d’Antoine, n’avaient servi qu’à l’accroître ; c’était la secrète animosité du pressentiment qui désormais réchauffait contre ce pâle et imberbe jeune homme de vingt-quatre ans auquel tout réussissait, et qui, sans aucun mérite civil, sans ombre de valeur militaire, marchait déjà son égal, pour ne pas dire plus, et le battait en politique comme au jeu.

L’enchanteuse ressaisissait à pleine main les rênes d’or de son