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d’un triomphe ? Un général romain triompher hors de Rome, cela ne s’était jamais vu. Pour Rome seule, on devait vaincre ; elle seule avait le privilège de conférer au vainqueur la suprême récompense. Aller à l’encontre de ce principe, autant valait proclamer l’indépendance des provinces et ne plus voir de différence entre le peuple romain et les barbares ! Antoine, qui sait ? ne voulait peut-être pas autre chose. Depuis longtemps, il méditait de rompre avec le Capitole, de forger un rival au vieux Jupiter, et, pour atteindre son but, il lui fallait grandir le prestige d’Alexandrie aux yeux des populations orientales et les convaincre que le Nil et l’Oronte ne méritaient pas moins que le Tibre, placé à l’extrémité de l’empire. Déjà redoutable sous les derniers Lagides, l’Égypte était devenue une menace, un danger pour Rome et l’Occident. Antoine, par des sorties militaires presque toujours brillantes et que suivaient des traités avantageux, Antoine avait mis sa reine à la tête d’une confédération de rois ; leur marine était sans égale, et c’étaient des légions romaines qu’il commandait, lui soldat romain, imperator, le premier homme de guerre de son temps ! Cléopâtre voyait chaque jour s’accroître ses états, des îles, des provinces, cadeau sur cadeau ! Antoine semblait ne prendre que pour lui donner, et certes la spéculation avait son bon côté, car il se disait que ce qui appartenait à la reine appartenait à Marc-Antoine, et qu’il se retrouverait encore fort à son aise dans le cas où rien ne lui resterait que ce qu’il aurait donné, — ce qui prouve que c’est une assez vieille histoire que de rentrer dans son bien en épousant la femme avec laquelle on s’est ruiné.

Octave, pendant ce temps, créait à Rome ce qu’on appelle un mouvement d’opinion. Ses écrivains, ses poètes, recevaient le mot d’ordre ; il s’agissait d’exploiter les faits au point de vue des préjugés romains, et, la matière étant déjà si belle, il est vraiment curieux que tant d’imaginations aient pris à tâche de l’illustrer ; mais pour se rendre agréable à César rien ne coûte, — le temps n’est déjà pas si loin où nous assistions tous, tant que nous sommes, à l’écœurante mise en scène de ce proverbe de bas-empire. Au fond, ce qu’on voulait des deux côtés, c’était la succession du grand Jules, la souveraineté universelle sans partage. Au Capitole, comme sur les bords du Nil, on comprenait qu’un pareil antagonisme ne pouvait désormais se prolonger ; la question de vie ou de mort était posée. Il fallait une journée. Octave s’y préparait en levant des troupes, Antoine armait à force. Ni l’un ni l’autre n’avait cependant jeté le masque. Le vrai motif restait encore sous-entendu ; mais les griefs personnels, les prétextes activement disséminés, commençaient à charger l’atmosphère d’une électricité louable. Quelle chance en effet pour ce roué tacticien d’Octave d’avoir à jouer la partie qui s’engageait là ! Cette lutte toute d’égoïsme et d’ambition,