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mais on peut répondre qu’ici l’aversion excitée par la personne même de Cléopâtre dominait tout : il n’était plus question pour les Romains de divorce, mais de ce divorce, qui, mettant à l’écart une patricienne de sang illustre et de mœurs irréprochables, allait lui substituer une courtisane dont l’avènement menaçait la liberté de Rome.

Antoine, à qui tous ces bruits revenaient, ne faisait qu’y puiser un aliment de plus à sa flamme, et répondait aux reproches d’Octave avec une certaine affectation de cynisme soldatesque. « Qu’est-ce donc finalement qui t’indigne contre moi ? Tu m’en veux de mes rapports avec la reine ; mais elle est ma femme (uxor), et ce n’est pas d’hier, puisque voilà neuf ans que cela dure. Et toi-même n’as-tu donc de relations qu’avec Drusille ? Je gage ta vie et ta santé qu’avant de lire cette lettre tu n’étais pas sans avoir connu Tertulla, ou la Terentilla, ou la Rufilla, ou la Salvia Titissennia, ou les quatre ensemble. » Cette lettre, empruntée par Suétone aux archives de la maison de Jules et datée de l’an 39, prouve qu’à cette époque Antoine avait formellement répudié Octavie[1]. La querelle s’accentuait, et chaque jour marquait un pas vers la rupture. Comme jadis, au temps de César et de Pompée, l’esprit de parti remuait la ville. Les signes précurseurs, oracles, prodiges, commençaient à parler. Antoine perdait du terrain. Un seul moyen lui restait de rétablir sa popularité : éloigner Cléopâtre. Ses amis voyaient le tour que prenaient les choses. Les uns l’en informaient par lettres, d’autres arrivaient en personne. Antoine conservait encore assez de bon sens, mais la reine, même de lui, ne voulut rien entendre. Vainement il représenta que cette séparation serait courte, que nulle puissance au monde ne le forcerait jamais à la quitter ; que peuvent de telles assurances contre les prières et les larmes d’une femme si éperdument adorée ? Cléopâtre n’avait oublié ni les charmes d’Octavie, ni la fragilité du cœur d’Antoine. Ce qui s’était vu déjà pouvait se reproduire, l’altière Égyptienne était résolue à tout entreprendre plutôt que de servir une seconde fois de gage à la réconciliation des triumvirs et d’être sacrifiée à la paix du monde. Son amour, plus encore que le soin de son ambition et de sa propre sûreté, lui dictait cette conduite. Antoine était un homme qu’il lui fallait en quelque sorte garder à vue, et qu’elle ne tenait que par

  1. Les mariages se faisaient et aussi se défaisaient par politique. Ce n’est donc point avec nos idées modernes qu’il convient d’envisager ici la situation. Julie, fille de César, épouse Pompée ; Octavie, sœur d’Octave, épouse Antoine étant grosse et venant de perdre Marcellus, son premier mari, depuis quelques mois seulement. Parler de la sainteté du mariage à propos de telles unions serait donc se méprendre. Qu’on invoque l’idée morale, je le veux bien, et encore ! Quant à l’idée sacramentelle, toute chrétienne, elle y manque absolument.