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fer une fois barrées ne s’ouvraient plus, devait servir de suprême refuge à la reine au cas où des conditions humiliantes lui seraient définitivement imposées. Du fond de ces catacombes, qu’emplissaient des montagnes de souches résineuses, de bûchers arrosés d’asphalte et de poix, la volonté d’une femme défiait le maître du monde et pouvait lui ravir son butin. Également résolus tous les deux à sortir de la vie, Cléopâtre seule hésitait sur le genre de mort. Antoine avait le recours du soldat, et, s’il tardait à trouver sur le champ de bataille ce qu’il y cherchait, son propre glaive ne lui faillirait pas ; mais Cléopâtre, l’Athénienne Cléopâtre, quelle mort inventera-t-elle qui réponde à ses goûts de volupté, d’esthétique ? La souffrance lui fait horreur, elle ne veut rien qui la défigure. Éteindre l’âme sans que la divine harmonie de ce corps charmant en soit troublée, à quel souffle mystérieux demander ce prodige ? Elle y rêva longtemps, en artiste, en reine qui, jusque dans la mort, se souvient qu’elle est femme et prétend ne perdre devant l’histoire aucun avantage de sa beauté. Sur la question des poisons, c’était une savante, et là je ressaisis encore l’affinité avec nos princesses du temps des Valois, — race élégante, fine, dangereuse, adonnée aux curiosités malsaines, volatilisant la mort pour la répandre autour de soi.

Un peu avant la bataille d’Actium, il y eut de la part d’Antoine un certain refroidissement. Déjà l’heure des défections commençait à sonner ; Énobarbus passait à l’ennemi. Antoine, inquiet, ombrageux, se défiait de la reine, craignait qu’elle ne l’empoisonnât, et à table ne touchait à rien qu’après elle. Un soir qu’elle avait docilement satisfait aux exigences de ce nouvel ordinaire, et goûté d’abord à chaque mets, à chaque vin, Cléopâtre détacha de sa couronne une rose qu’elle effeuilla dans sa coupe, et, tendant ensuite la coupe à Marc-Antoine, l’invite à boire avec elle. Antoine accepte et va porter le breuvage à ses lèvres, mais elle soudain l’en arrachant : « Arrête, Marc-Antoine, et vois quelle femme tu soupçonnes ; vois que ni les moyens ni les occasions ne me manqueraient pour te tuer, si je pouvais vivre sans toi ! » La fleur était empoisonnée ; un esclave qui vida la coupe mourut à l’instant foudroyé. Ce trait, que raconte Pline, prouve au moins que la reine d’Égypte avait toujours vécu en assez bons rapports avec les forces léthifères de la nature, et se connaissait en toxiques, comme nous dirions aujourd’hui. Elle eut recours à de nouveaux essais ; elle instrumenta sur des criminels voués au dernier supplice, qu’on enlevait à leur geôle pour les soumettre à ses observations. Voilée, impénétrable comme Isis, elle assistait au spectacle divers de leurs agonies. Aucune expérience ne lui plaisait ; les poisons violens agissaient trop brutalement, les doux trop lentement ; d’ailleurs partout la