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contorsion des muscles, la lividité, l’horrible. Alors Olympus, son médecin, lui parla des serpens. Elle dit : Voyons ! On évoqua l’aspic. Les premières morsures donnèrent des résultats charmans : c’était une mort tout agréable, un simple et facile assoupissement dont on ne se réveillait plus. Point de convulsions, une molle sueur vous baignait le visage, puis venait l’alanguissement des membres, de l’esprit, et ceux que le sommeil gagnait ainsi trouvaient l’état si doux que, pareils à de réels dormeurs, ils se montraient récalcitrans à toute pression exercée pour les rappeler au sentiment de l’être. Cléopâtre était rassurée. À une vie de gloire, de jouissance et d’oubli comme la sienne, un seul genre de mort pouvait en effet convenir. Elle tenait son moyen de salut et de liberté, et n’attendait plus désormais que le moment de l’appliquer.

La catastrophe approchait à grands pas. Péluse était prise et rasée, Octave campait sous les murs d’Alexandrie. Antoine, en ces extrémités, fit des prodiges. Goethe a dit judicieusement que le plaisir exclut l’action. Rien de plus vrai : la jouissance atrophie, annule l’homme ; mais le beau côté de cette nature d’Antoine, ce qui la rend plus romanesque encore que dramatique, c’est que le plaisir l’entraîne sans l’épuiser ; la jouissance est un des puissans mobiles de ce caractère, elle n’est point, tant s’en faut, tout ce caractère. L’intelligence, le courage, le rayonnement des facultés et des talens, l’art de savoir se plier à toutes les situations, à tous les rôles, ces dons-là, aux yeux des hommes, réussissent toujours, même quand ils se rencontrent chez un débauché ou chez un coquin. Antoine avait cette nature de Protée. Dans Plutarque ainsi que dans Shakspeare, les traits les plus contradictoires caractérisent sa physionomie. C’est un sybarite et c’est un soldat ; un épicurien pour le luxe et le bien vivre, un stoïcien pour la capacité d’endurer toutes les privations. Mélange de faiblesse et de bravoure, à Mutine l’adversité le grandit, à Actium elle l’abat du premier coup, et maintenant nous assistons au réveil du lion. De tels hommes, l’inconséquence même, semblent conserver à travers tout l’empreinte géniale, et c’est cette force qui vous attire en eux, vous séduit. Chez eux, la puissance naturelle prime la volonté, la furie des aptitudes les entraîne à ce point qu’on dirait qu’ils ne sont pas libres d’agir autrement qu’ils ne font. De ce buveur, de cet insouciant, le héros tout à coup se dégage. De même que Cléopâtre a sa beauté, son charme inéluctable, il a, lui, sa bravoure et son génie. Damnables tous les deux par devant l’éternelle morale, ils se recommandent à toutes les indulgences de l’esthétique, et Goethe, qui ne hante guère que ce tribunal-là, se montre évidemment trop sévère. Prisonnier avec une poignée de vieilles troupes dans une capitale devenue hostile, qui déjà crie à la trahison et que l’armée et la