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toute l’expression et toute la fermeté que comporte l’indécision des traits naturelle à cet âge ; — puis un joli portrait de jeune fille tenant une épée, par M. Jacquet, œuvre fine, fraîche et gracieuse, quoique sans beaucoup de vigueur ; — puis deux Ophélie blafardes de M. Bertrand, qui, depuis le succès de sa Jeune naufragée, paraît voué aux femmes noyées pour le reste de ses jours ; — enfin une étude de femme nue endormie sur un canapé, par M. de Gironde, excellente étude, un peu dure peut-être, quoique ferme et chaude, qui rappelle, avec plus de couleur, les débuts de M. Lefebvre. On ne saurait parler de tout, et pour employer un néologisme contemporain du Salon de cette année, les canapéistes sont trop nombreux pour qu’on leur accorde un chapitre spécial.

Ce n’est d’ailleurs pas en ce genre, estimable, mais inférieur, que nous trouverons l’oiseau rare, le maître tableau que tout visiteur consciencieux et méthodique cherche à découvrir au Salon. Jusqu’ici nous avons vu beaucoup d’œuvres respectables, quelques morceaux de peinture supérieure ; mais, sauf les portraits de M. Carolus Duran, qui indiquent surtout un tempérament, nous n’avons rien trouvé qui s’impose. Le trouverons-nous dans les tableaux d’histoire ou dans les tableaux de genre ?


II

C’est une étrange institution que celle de la grande médaille d’honneur, et je doute fort qu’elle fasse naître beaucoup de chefs-d’œuvre. Les jurés, que l’on charge d’en désigner un chaque année à l’admiration publique, doivent être parfois bien embarrassés. Cette fois, selon nous, ils n’avaient pas à hésiter. Le premier prix revient de droit à M. Jules Breton pour ses deux admirables tableaux de la Fontaine et de la Jeune fille gardant des vaches.

Deux jeunes filles de la campagne se rencontrent le soir auprès d’une fontaine ; l’une est debout, le bras replié au-dessus de sa tête, et, saisissant des deux mains sa cruche placée sur son épaule, elle se prépare à la déposer ; l’autre, accroupie devant elle, remplit son pot de terre à la fontaine, en levant les yeux vers sa compagne ; sa bouche entr’ouverte semble sourire vaguement. Voilà le sujet bien simple sur lequel M. Jules Breton a su faire une de ces œuvres de grand style qui sont à elles seules tout un poème. Et, remarquez-le bien, il y est parvenu sans aucun de ces moyens extérieurs, sans rien de ce charlatanisme en usage chez les peintres pour attirer l’attention en frappant les yeux. Il ne nous a conduits ni sous le ciel d’Italie, ni sous le ciel l’Orient ; le paysage est uniforme, — pas d’accidens qui amusent le regard : des landes, de maigres prairies,