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aux magnifiques et lugubres échappées de lumière qui percent de place en plate dans les paysages orageux de Ruisdaël. — La Fontaine druidique est à la fois d’une exécution plus riche et d’une imagination plus grande. Elle représente le bassin clair d’une source qui s’ouvre dans une forêt séculaire, au pied d’un entassement de rochers que surmonte une futaie de ces chênes robustes auxquels M. Cabat sait si bien donner la raideur majestueuse et l’endurcissement des siècles. Un chevreuil debout sur la roche la plus élevée, une grosse couleuvre enroulée auprès de la source, sont les seuls habitans de cette solitude austère, où nous retrouvons l’ancien génie du grand paysagiste.

Et M. Daubigny, qu’a-t-il fait de son talent ? Ceux qui se rappellent encore ses coteaux de la Seine inondés de soleil, ses rives de l’Oise si riantes, ses vastes paysages maritimes d’un caractère si sérieux et si noble, ne peuvent le reconnaître cette année dans la vue d’un moulin à Dordrecht. Cette toile, hélas ! n’a de l’école hollandaise que la simplicité du sujet : un bouquet d’arbres, un peu de ciel et une maisonnette couverte de chaume. Tout y est confus, lâché, fait sans conscience et comme au hasard. Ce n’est pas la brosse qui manque ; il y en a même trop. Le ciel est tapoté à grands coups. La masse d’arbres, lourde, opaque et impénétrable à l’air, est percée d’un trou qui laisse entrer sur le premier plan une seule gerbe de rayons lumineux. C’est cette espèce de fusée, d’un effet bizarre et invraisemblable, qui est, selon toute apparrence, le motif du tableau. Tout le reste a été brossé tant bien que mal d’une main distraite pour donner prétexte à ce disgracieux phénomène. Voilà encore un signe de décadence. Un peintre qui se dégoûte des aspects simples pour rechercher les effets extraordinaires et excentriques n’est plus un artiste sincère, mais un blasé qui s’amuse.

M. Français est le seul de la pléiade dont le talent semble se surpasser encore. Son tableau de Daphnis et Chloé nous paraît, sans exagération, un chef-d’œuvre. Dans un délicieux vallon, où sont rassemblées toutes les grâces d’une nature à la fois souriante et sauvage, au bord d’un clair ruisseau, qui s’en va de détour en détour et de cascade en cascade, entre deux berges couvertes de fleurs, au milieu des plus ravissans bocages que puisse rêver un Théocrite ou un Virgile, les deux amans goûtent les joies champêtres de leur immortelle lune de miel. Accroupis côte à côte et dans les bras l’un de l’autre sur un petit promontoire de rochers qui domine le clair courant du ruisseau, ils se livrent à l’innocent plaisir de la pêche à la ligne. Le couple amoureux et couronné de fleurs forme un groupe d’une grâce et d’une harmonie toutes sculp-