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indifférente à tout, sauf à l’objet de sa préoccupation. Plusieurs des débauchés qui se trouvaient là, reconnaissant Mliss, l’appelèrent pour chanter et danser avec eux ; ils l’eussent forcée à boire sans l’intervention du maître. D’autres, reconnaissant ce dernier, lui livraient passage en silence. Une heure fut employée ainsi. Alors l’enfant dit à l’oreille de son compagnon qu’il y avait une cabane de l’autre côté du cours d’eau que traversait la passerelle, où elle pensait le trouver encore. En une demi-heure de marche laborieuse, ils s’y rendirent, mais inutilement.

Ils retournaient le long du canal et se trouvaient près de la culée du bief, regardant les lumières sur la berge opposée, lorsqu’une détonation éclata tout à coup dans l’air pur de la nuit. Les échos s’en emparèrent, lui firent faire tout le tour de la Montagne-Rouge, et les chiens se mirent aussitôt à aboyer de toutes parts. Des lumières parurent danser et voltiger pendant quelques secondes dans les faubourgs de la ville ; cependant ils entendaient distinctement le murmure du cours d’eau à leur côté et le clapotement de quelques pierres détachées du flanc de la montagne ; les branches des cyprès s’entre-choquèrent poussées par un vent lourd les unes contre les autres, puis le silence se rétablit plus profond, plus morne, plus funèbre. Avec un mouvement involontaire de protection, le maître se tourna vers Mliss, mais l’enfant avait disparu. Oppressé par une terreur étrange, il courut sur ses pas jusqu’au lit du ruisseau, et, sautant de galet en galet, atteignit le pied de la Montagne-Rouge et les faubourgs. A mi-chemin du bord, il leva les yeux, et la respiration lui manqua, car au-dessus de lui, sur l’étroite passerelle, il avait vu la forme aérienne de sa petite compagne glisser comme une flèche dans les ténèbres. Il gravit la berge, et, guidé par les lumières qui s’étaient groupées sur un point fixe de la montagne, se trouva bientôt tout haletant au milieu d’une foule de gens pétrifiés d’horreur. Parmi eux était l’enfant ; elle sortit du groupe, prit la main du maître, et le conduisit en silence devant ce qui semblait être un trou béant dans la montagne. Elle était mortellement pâle, mais son excitation s’était apaisée, et son regard disait que l’événement depuis longtemps prévu était arrivé ; il y brillait je ne sais quoi qui parut au maître stupéfait être presque du soulagement. Les murs de la caverne étaient en partie étayés par des pièces de bois vermoulu. L’enfant montra du doigt un tas de haillons qui semblaient avoir été laissés dans cet abri par le dernier occupant. Le maître s’approcha, fit du feu, et, courbé sur les vieux vêtemens, vit qu’ils n’étaient autre que Smith lui-même, déjà froid, un pistolet à la main, une balle dans le cœur, gisant auprès de sa poche vide.