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plus ni bois ni matériaux de construction, en sorte que la population s’en écarte. Cependant ces déserts seraient susceptibles de produire de belles récoltes. En l’état actuel, ce ne sont que d’immenses pâturages. L’élève des troupeaux en est. la seule industrie, et cette région stérile empêche les provinces fertiles de communiquer avec la Mer-Noire ou la Caspienne. Au nord, nous l’avons déjà dit, les forêts dominent. Au-delà des terres noires, qui produisent le froment, viennent les zones du seigle et du lin, puis celle de l’orge, qui remonte jusqu’au 70e degré de latitude, ensuite la zone exclusivement forestière, où ne vivent que des pasteurs et des chasseurs nomades, enfin la zone glaciale, d’une stérilité absolue.

En somme, le sol de la Russie produit tout autant de céréales qu’il en faut pour ses 55 millions d’habitans, il serait même capable de nourrir une population beaucoup plus considérable ; mais las 330 millions d’hectolitres de froment que réclame la consommation intérieure de l’empire exigent des transports lointains et difficiles. Le midi nourrit le nord, d’un côté l’abondance, de l’autre la disette. Le traînage est le seul moyen de transport économique. Que la neige arrive tard, les villes septentrionales sont exposées à manquer du nécessaire.

Il reste à dire ce qu’est la population agricole de la Russie. Il serait superflu d’exposer ici comment s’est établi jadis le servage, qu’un ukase de l’empereur Alexandre abolit en 1861. Le paysan cultivait les terres du seigneur, et par compensation le seigneur devait préserver le paysan de l’indigence. Le serf n’était pas, à proprement parler, un esclave : il n’était pas non plus un ouvrier comme il y en a dans nos pays; suivant une expression fort juste de M. Collignon, c’était un fonctionnaire-laboureur, exempt de soucis, assuré du lendemain. Si le paysan ne possédait pas la terre qu’il cultivait, du moins il en avait la jouissance assurée; il était la maître dans sa maison, il avait à lui ses outils et ses biens mobiliers. Dans ces conditions, le seigneur était un intermédiaire le plus souvent bienveillant entre le serf et la couronne. Le résultat le plus clair de l’abolition du servage est d’avoir supprimé cette autorité mitoyenne entre le cultivateur et le pouvoir despotique du tsar. Est-ce un bien? est-ce un mal? Ce ne peut être en tout cas qu’un état transitoire. M. Collignon n’est pas tendre pour l’administration, dont les petits agens sont, suivant lui, mal rétribués, déshonnêtes et vexatoires. « L’administration est en Russie, dit-il, le plus terrible des fléaux. » Les paysans, débarrassés du seigneur et de son intendant, retrouvent des maîtres plus durs et plus absolus dans les employés de la couronne. La véritable émancipation sociale et politique, qui viendra plus tard, sera peut-être l’occasion de grands désordres.