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l’Allemagne et ses écoles d’agriculture ; j’ai visité l’Italie, l’Espagne, la France, l’Angleterre, la Russie, l’Amérique et l’Orient, ouvrant partout les yeux et les oreilles. J’ai beaucoup vu et beaucoup vécu, et les aventures ne m’ont pas manqué. J’ai aimé et j’ai été aimé, j’ai souffert et j’ai fait souffrir. À la fin, j’ai pris le monde en horreur, et il m’est venu un ardent désir de retrouver la simplicité de la vie et la glèbe natale. Une nuit, j’étais assis aux pieds de la femme étrange qui fut ma dernière passion, sur la terrasse de sa villa, au bord du Bosphore, sous un ciel noir semé d’étoiles. Lady Arabella regardait la vague qui se balançait, pendant qu’une négresse lui rafraîchissait ses joues brûlantes avec un éventail en feuilles de palmier. Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l’esprit un conte de ma nourrice, — tu le connais sans doute, — c’est le Conte bleu du bonheur.

— Je ne me rappelle pas…

— Veux-tu l’entendre ?

— J’écoute.

— Il y avait une fois trois frères qui demeuraient dans une grande forêt noire, pas loin de la mer bleue. Ils demeuraient là tout seuls. Un jour, l’aîné dit : — Derrière la forêt, il y a une haute montagne, et derrière la montagne il y a un pays vaste et fertile. — Le second dit : — Derrière la forêt, il y a encore la mer bleue, et au-delà de cette mer sont de riches cités. — Et le troisième dit : — Dieu sait si on y trouve aussi des arbres comme ceux de notre forêt, et des oiseaux qui chantent aussi bien que ceux de notre forêt ! — Mais l’aîné reprit : — Nous allons partir pour chercher le bonheur ! — et le second répéta : — Oui, nous allons partir pour chercher le bonheur, — et le troisième ne dit rien. Et ils sellèrent leurs chevaux, leurs bons chevaux noirs, et saisirent leurs lances, leurs bonnes lances pointues, et s’en furent tous les trois à la recherche du bonheur. L’aîné franchit les montagnes et entra dans le vaste pays fertile ; le second traversa la mer bleue sur un navire pour visiter les riches cités, et ils cherchèrent partout le bonheur, et ne le trouvèrent point. Le plus jeune, lui, n’était pas allé bien loin, seulement jusqu’à la lisière de la forêt ; là il eut le cœur gros, et il dit à son cheval noir : — Nous ferons bien mieux de retourner chez nous, à la maison dans la grande forêt. — Et il tourna bride. Alors les arbres se mirent à murmurer doucement et s’inclinèrent devant lui pour le saluer, et les oiseaux le suivaient en sautillant de branche en branche et chantant à plein gosier, et la forêt semblait lui dire : — Tu as bien fait de revenir ! — Et, comme il arriva devant sa maison, il vit une jeune femme aux cheveux d’or qui était assise sur le seuil et filait, et à côté