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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

lonnement d’eaux invisibles et de loin en loin des abois de chiens, quand la voix puissante de la forêt n’étouffait pas ces faibles bruits. De ci, de là, un filet de lumière s’échappait par une fente des volets fermés, et le murmure d’une prière monotone comme une plainte funèbre résonnait dans une chaumière. Le comte me montra une ferme à droite de la route, où, derrière la haie d’épines, un gros chien blanc faisait la sentinelle. — C’est là, dit-il, que demeure ma nourrice ; mais je ne vois plus de lumière ; ils sont déjà couchés, n’allons pas les réveiller.

Nous n’avions pas fait cent pas, que la bise nous apportait les notes d’une chanson qui semblait s’adresser à nous, une mélodie bizarre, et une voix plus étonnante encore. — Connais-tu cet air ? demanda le comte, qui s’arrêta.

— C’est la chanson du Hriciou[1].

À ce moment, la forêt se tut, les chiens dans le village et le hibou se turent également, les eaux seules continuaient leur mélancolique murmure, et il fut possible de distinguer les paroles, que cette mélodie pleine d’une langoureuse tristesse portait au loin.

Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir ;
Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.
Si tu vois monter la flamme,
C’est trop tard pour toi :
La vidma t’a pris ton âme,
Tu subis sa loi.

— C’est une voix de femme, dit le comte, une de ces voix d’alto qui semblent venir des profondeurs insondables de l’âme. — Et de nouveau les sons flottaient autour de nous comme des esprits amis qui auraient voulu nous avertir.


II.

Nous nous étions égarés dans les bois. Le soleil était déjà très bas, ses rayons perçaient entre les troncs rougeâtres qui nous retenaient captifs, et qui semblaient aller devant nous uniquement pour nous faire prisonniers de nouveau.

— Je pourrais me mettre en colère, dit le comte, si ce n’était pas de ma faute ; mais c’est à toi de me faire des reproches.

— Je n’ai garde, répliquai-je en riant ; on est très bien ici, —

  1. Chanson populaire des Petits-Russiens de Galicie. Elle fait allusion aux veillées (vetchernitci), où l’on se réunit le soir pour filer, causer, raconter des histoires, égrener le maïs et se livrer à toute sorte de pratiques superstitieuses. — Vidma, sorcière.