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et je m’assis sur la plate-forme d’une souche d’arbre fraîchement coupé, où se dessinaient les anneaux concentriques des fibres ligneuses.

— Le plus sage sera de faire une halte, reprit mon ami, de finir nos provisions et d’appeler de temps à autre. Il passera bien par ici quelque chasseur, quelque bûcheron ou quelque fille qui récolte des champignons. — Il se fit un porte-voix de ses deux mains et se mit à crier : — Hop ! hop !

— Hop ! hop ! répondit la forêt.

Nous recommençâmes notre appel tous deux, mais l’écho seul nous donna la réplique. De guerre lasse, nous nous étendîmes sur les feuilles de sapin qui jonchaient le sol, pour déboucher notre dernière bouteille et partager un reste de viandes froides. Une heure se passa ainsi. Nous causions tout en mangeant, et de temps en temps nos hop ! hop ! troublaient le silence de la forêt. Déjà le crépuscule voilait les objets à notre portée, et toujours pas de réponse, pas une voix amie qui vînt nous délivrer.

— Viens, dit enfin le comte ; nous tenterons la chance encore une fois. Il faut bien que nous finissions par sortir de ce taillis.

Il eut à peine annoncé sa résolution que le son d’une voix frappa nos oreilles, — c’était cette voix douce et profonde que nous avions entendue l’autre nuit dans le village, c’étaient les mêmes paroles :

Ne va point chez les fileuses
Qui veillent le soir…

— Hop ! hop ! criai-je de toute la force de mes poumons.

Car des œuvres ténébreuses
Sont en leur pouvoir.

Portée sur les ondes de la mélancolique mélodie, la voix flottait, semblait se rapprocher.

— Ohé ! la sorcière ! cria le comte. Où es-tu ?

Si tu vois monter la flamme,
C’est trop tard pour toi,…

La voix était déjà tout près de nous lorsqu’elle termina le second couplet.

La vidma t’a pris ton âme,
Tu subis sa loi.

J’entrevis à travers les arbres la taille élancée d’une jeune paysanne qui se dirigeait vers nous. — Que demandez-vous ? dit-elle de sa voix voilée en s’arrêtant à une certaine distance, et en nous jetant un regard ferme, presque hostile.