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sur le pas de la porte ; elle caresse le cheval et le conduit elle-même à l’écurie lorsqu’il a mis pied à terre.

— Vous n’êtes pas trop las ? lui demande-t-elle au moment d’entamer la leçon.

— Je ne suis jamais las, répond-il en souriant, s’essuie le front et commence.

Il lui apprend à lire, à écrire, à compter, mais en évitant de la fatiguer. Il ne fait pas le maître d’école ; il sait animer tous les sujets auxquels il touche. Suspendue à ses lèvres, cette fille ignorante apprend à connaître les héros antiques et les mystères de la nature. Le comte lui apporte des livres en commençant par les chefs-d’œuvre de la poésie russe, les chansons de Kolzof, les Ames mortes, les Mémoires d’un chasseur et Onéghine.

Lorsqu’il remonte à cheval, Marcella lui tient l’étrier et le remercie par quelques paroles émues ; une fois même elle lui a baisé la main.

L’autre jour, je trouve Alexandre occupé du Faust. — Est-ce que tu médites d’écrire un commentaire ? lui dis-je.

— Non, je traduis.

— Voyons ? — Je pris un feuillet. — En dialecte petit-russien et en prose ! Aurais-tu l’intention de faire imprimer cela ?

— Dieu m’en garde ! C’est pour Marcella.

— Ah çà ! C’est donc sérieux ? Tu es persuadé qu’elle profitera de ton enseignement ?

— Je n’ai jamais rencontré une âme humaine ayant à ce point soif de lumière et de vérité. Et comme elle saisit les moindres nuances !

— Et as-tu fini par pénétrer son caractère ?

— Je commence à la deviner. On l’appelle entêtée ; cependant elle ne vous contredit jamais : il est vrai qu’elle n’approuve pas non plus. Elle va son petit bonhomme de chemin et finit par n’en faire qu’à sa tête. On la croit fière ; c’est qu’elle ne rougit pas à tout propos comme font les jeunes filles, elle a le regard franc et loyal ; si elle est fière, c’est la touchante fierté de la vierge, et une majesté qui lui est innée. On dit enfin qu’elle est taciturne. Elle parle peu en effet ; en revanche, elle écoute, et elle ouvre les yeux ; elle semble avoir une intuition profonde de toutes choses. Sa vraie nature, selon moi, c’est une gravité sereine : je ne l’ai jamais vue ni triste, ni folâtre ; elle rit rarement, mais sur sa figure rayonne toujours comme un sourire intérieur. — Elle tient de son père… En général, n’oublie pas ceci : quand tu choisiras une femme, regarde avant tout le père, puis la mère, et, s’il se peut, aussi les grands parens. Or sa grand’mère, ma nourrice, et la mère de Mar-