Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
133
LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

côté Marcella et le comte dans une conversation animée, presque véhémente. Marcella, la tête enveloppée de son fichu couleur de feu, ressemblait vaguement à une bohémienne ou à un démon ; elle tenait une faucille dans sa main droite pendant qu’elle étendait l’autre main comme pour repousser le comte ; elle semblait l’avertir, le menacer, et lui, très pâle, essayait de sourire. Jamais je ne l’avais vu ému à ce point. Je pressai le pas pour les rejoindre.

Marcella, en reculant toujours, se trouvait adossée à la clôture ; elle leva la faucille, et, comme il voulut l’étreindre, elle l’en frappa sur la tête.

Un flot de sang jaillit aussitôt ; mais en un clin d’œil il lui eut arraché la faucille pour la jeter loin de lui. Alors il la prit dans ses bras ; en vain elle tenta de le repousser de ses deux mains tendues et du genou, il l’enleva et la pressa sur sa poitrine, et son sang ruissela sur elle.

Le lendemain, le comte descendit un peu plus tard que de coutume au jardin, où nous prenions alors notre déjeuner ; il avait un bandage sur la tête, mais ne paraissait ni pâli ni fatigué, bien qu’il eût perdu beaucoup de sang, et semblait au contraire de belle humeur.

— Que penses-tu que je ferai maintenant ? me dit-il d’un ton enjoué et avec un sourire moqueur.

— Que tu vas renoncer à tourmenter cette brave fille.

— Cette brave fille, je vais l’épouser, mon ami.

Le soir, après vêpres sonnées, nous étions tous assis devant la chaumière, comme si rien ne fût changé, et cependant pour deux cœurs honnêtes, mais passionnés, entre la veille et le lendemain il y avait un monde. Marcella était pâle, ses grands yeux humides demeuraient presque constamment fixés sur le sol. Le comte, assis près d’elle, lui lisait le dernier acte de Faust, la tragique aventure de la blonde Marguerite. Tout le monde comprit l’allusion, même le vieux paysan, qui appuyait le menton sur ses mains calleuses, et dont l’honnête figure exprimait un réel chagrin. — Eh bien ! qu’en penses-tu ? dit le comte lorsqu’il eut fini, en déposant le manuscrit sur les genoux de Marcella.

— Ce que je pense ? répondit la jeune fille sans lever les yeux. Que vous importe ce que j’en pense ?

— Il m’importe beaucoup de le savoir.

— Comment voulez-vous ?., moi, une pauvre fille…

— Je t’en prie, dis-moi ta pensée.

Tout à coup elle se redressa, et lui lança un regard ferme, presque hautain. — Soit, je veux vous la dire, — sa voix vibrait douloureusement, — votre Faust, qui est si savant et que rien ne