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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

« — Mais… celui-là !

« Ses yeux suivirent la direction que je lui indiquais ; elle poussa un grand cri : — Jésus ! Maria ! — sauta sur moi, saisit ma main et colla ses lèvres sur la plaie.

« — Que fais-tu là ? dis-je assez embarrassé. — Elle me fit un signe de la main, je compris tout d’un coup. — C’était donc un reptile venimeux ? — Elle inclina la tête. — Et tu suces le venin ? Grand Dieu ! — m’écriai-je, et je tentai de retirer ma main ; mais elle la retint avec un effort désespéré jusqu’à ce qu’elle jugea tout danger passé, puis elle cracha le sang dont elle avait plein la bouche. — Mais toi, lui dis-je avec terreur, il y va de ta vie ?

« — Oh ! pour vous je mourrais volontiers ! — Il y avait dans ce cri une passion qui m’effraya presque ; puis tout à coup elle fondit en larmes.

« — Tu vivras pour moi, m’écriai-je ; tu m’aimes, tu es à moi !

« Et elle, elle se laissa tomber à genoux, et, comme la créature qui dans sa peine amère appelle son Dieu, elle cria : — Oui, je vous aime, je ne pourrais plus vivre sans vous ; je ne suis pas digne d’être votre femme, mais je serai votre servante ! — J’étais si ému que je ne trouvai pas d’abord de réponse. — Faites de moi ce qu’il vous plaira, continua-t-elle avec plus de calme, je quitterai mon père, les enfans, et la maison où je suis née, et mon pays, si vous l’ordonnez,… oh ! je ferai tout, tout, pour vous suivre, mon maître, mon maître adoré !

« — Tu es mienne, répondis-je, et tu me suivras comme ma femme.

« — Cela ne se peut,… balbutia-t-elle ; comment cela se pourrait-il ?

« J’étais très ému ; je la relevai pour la serrer contre moi, et elle pleura sur ma poitrine ; puis je lui renversai la tête et l’embrassai de tout mon cœur. Alors elle me jeta ses bras autour du cou avec un débordement de passion, et ses lèvres cherchèrent les miennes. — Comment te décrire ce doux moment ? Tu me comprendras sans paroles.

« — Est-ce donc possible que vous m’aimiez ? disait encore la pauvre fille, poursuivie par ses doutes,

« — Il est difficile de ne pas t’aimer, lui répondis-je. Pauvre âme chérie, où donc trouverais-je dans ce monde perverti un cœur plus digne de battre contre le cœur d’un honnête homme ?

« — Ah ! mon Dieu ! dit-elle, je crois que j’en mourrai.

« — Tu ne mourras pas, sois tranquille, lui dis-je en la serrant dans mes bras, — et elle se cacha la figure dans mon sein.

« — Ah ! vous ne savez pas combien je vous aime.