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sûr qu’elle-même ne sait pas quel jour elle a appris à monter à cheval. Je l’ai mise en selle, et elle partait. C’est ainsi qu’elle apprend le français et l’allemand par l’usage, en causant avec moi, comme l’enfant apprend sa langue maternelle. C’est de la même manière qu’elle s’approprie des notions de toutes les sciences. La peau d’ours qui lui sert comme descente de lit donne des étincelles au moment où elle l’effleure de son pied nu : c’est le cas de lui parler du fluide électrique ; un cachet taillé à facettes fournit le prétexte pour lui expliquer les effets du prisme. Et ainsi tous les jours. Elle vit dans une atmosphère de clarté et de vérité. Peu à peu, elle pense, elle raisonne correctement ; elle prend des idées viriles sur l’honneur, le devoir, le travail, la loi et les droits de chacun, les usages, les plaisirs, — et elle vit comme elle pense. Le matin, en sortant du lit, un bain froid, après quoi on déjeune et on monte à cheval, peu importe qu’il pleuve ou qu’il vente. Jusqu’au coucher du soleil, elle est occupée, soit au dehors, soit à la maison, ayant l’œil à tout ce qui se fait, ordonnant tout, réglant tout. Je la vois passer comme une valkyrie sur son cheval noir, et je puis m’occuper tranquillement de la haute direction des travaux, car je sais qu’elle se chargera de tout ce qui concerne l’exécution.

« Avant de voler de ses propres ailes, il faut qu’elle apprenne à m’obéir. Je dis : Telle chose doit se faire, et cela lui suffit. Si parfois elle a eu des doutes quant au succès, sa joie n’en est que plus grande en voyant mes calculs se réaliser, et sa confiance s’en accroît. Nous avons ordonné notre vie avec une précision militaire. À midi, avant de nous mettre à table et à la fin du jour, elle vient faire son rapport avec le sérieux d’un vieux sergent chevronné. Pendant la journée, nous ne nous voyons guère qu’à l’heure du dîner. En sortant de table, on prend un peu de repos : nous fumons nos cigarettes russes, nous lisons les journaux, nous jouons au billard, nous tirons à la cible avec des pistolets de salon. Le soir, notre besogne terminée, nous prenons le thé, et, pendant que l’eau chante dans le samovar, on cause, on se fait la lecture, ou bien encore on reste sans rien dire, la main dans la main ; elle appuie la tête sur mon épaule, et nous rêvons. Quelquefois elle s’endort dans cette position, alors je la soulève dans mes bras et l’emporte dans la chambre à coucher,… où le public n’entre pas : le seuil est gardé par les gnomes familiers aux vénérables barbes blanches.

« Je termine ici ; ma femme a besoin de moi. Tu as compris, n’est-ce pas ? que depuis quelque temps nous nous sommes un peu relâchés de nos habitudes de travail, parce qu’elle doit éviter de se fatiguer ? En revanche, nous lisons beaucoup,

« Adieu ! Ne nous oublie pas. « Ton Alexandre. »