Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus de force. Le choix de cet emplacement était d’ailleurs, il en faut convenir, en parfaite harmonie avec l’origine de cette abbaye, qui fut essentiellement une création féodale, et féodale de la première heure, c’est-à-dire contemporaine de la naissance des premiers fiefs et des commencemens du démembrement de l’empire, car son fondateur, le comte Gérard de Roussillon, — le Gérard de Roussillon de nos romans de chevalerie, — transporta, avec le consentement diplômé de Charles le Chauve, tous ses droits sur les terres et les habitans du district de Vézelay aux moines ses héritiers, en toute franchise et exemption d’obéissance, à l’exception de celle qui était due à la cour de Rome.

Les abbés de Vézelay, dont l’autorité ne relevait d’aucun pouvoir, soit politique, soit religieux, exerçaient donc la souveraineté temporelle avec une liberté que les plus grands feudataires eux-mêmes ne connurent jamais. Il faut voir dans la vieille chronique du moine Hugues de Poitiers jusqu’où allait cette liberté, non-seulement dans l’ordre politique, mais encore dans la discipline et le temporel ecclésiastique; nous sortons justement de cette lecture, et nous ne croyons pas qu’il y ait jamais eu indépendance plus complète que celle dont elle nous présente le spectacle. Un abbé meurt, le chapitre des moines s’assemble et lui nomme un successeur sans que ce choix ait besoin d’être ratifié par une autorité quelconque, sans qu’aucun des évêques des diocèses avoisinans, pas même celui d’Autun, dont l’abbaye de Vézelay aurait dû logiquement relever, sans qu’aucun des monastères les plus illustres, pas même celui de Cluny, la première abbaye de la chrétienté, aient le plus petit droit de représentation ou d’approbation. Est-il besoin de conférer certains sacremens, d’ordonner des prêtres et des diacres, l’abbé de Vézelay s’adresse non à l’évêque d’Autun, dont il est le diocésain, mais à celui de Nevers, à celui de Langres, à celui d’Auxerre, à celui de Sens, à celui d’Orléans, à n’importe quel évêque de l’est ou de l’ouest, du midi ou du nord; ses sympathies et sa fantaisie sont à cet égard la seule règle. L’abbé entre-t-il en querelle avec un pouvoir voisin quelconque, le comte de Nevers ou tout autre, il se trouve qu’aucune autorité n’a devoir d’en connaître, sauf la lointaine cour de Rome, qui ne juge jamais de la cause à un point de vue local, et que l’adversaire reste ainsi sans recours possible. Si cet adversaire fait alors appel à la force et à la révolte, il se place dans cette situation singulière, qu’il peut tourner contre lui cette même autorité à laquelle il ne pouvait avoir recours, car il lui est vassal, tandis que l’abbé de Vézelay lui échappe : le roi ne peut rien pour connaître de sa cause; mais, s’il prend les armes, il peut tout pour l’écraser. Il n’y a donc guère lieu de s’étonner que le caractère des abbés de Vézelay ait répondu à la nature de cette souveraineté