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exceptionnelle : telles sont les institutions, tels deviennent les hommes.

D’ordinaire les grandes abbayes, surtout dans les premiers siècles de leur fondation, ont compté parmi leurs chefs un nombre considérable d’hommes pieux et illustres par leurs vertus morales; que de saints ont fournis par exemple les premiers siècles de Cluny! On ne voit rien de pareil à Vézelay. J’ai sous les yeux la liste complète de ses abbés, je n’y découvre pas un seul saint. L’excessive indépendance dont ils étaient armés en fit de purs seigneurs féodaux, et des politiques altiers ou habiles. Le vent qui a soufflé en ces lieux n’est pas celui de l’esprit et de la grâce, c’est celui des âpres contentions et de la violence. Que de querelles et de luttes! Ces abbés sont toujours en procès avec quelqu’un, avec l’évêque d’Autun, avec le monastère de Cluny, avec les comtes de Nevers, avec leurs propres vassaux; il n’est pas jusqu’aux doux franciscains qui n’aient eu à pâtir de leur esprit de chicane. Lorsque les pieux frères apparurent à Vézelay, quelques années après la création de leur ordre, les abbés, jaloux à l’excès de leur pouvoir, regardèrent ces nouveau-venus comme un grand seigneur regarde un pauvre hère, sans son ni maille, qui prétend partager son influence, et leur suscitèrent toute sorte d’obstacles. Heureusement le seigneur de Chastellux de cette époque se déclara leur protecteur, et leur fit construire un monastère dont les débris, connus sous le nom de La Cordelle, se voient encore sur la montagne de Vézelay. Enfin cet esprit de contention fut tellement fort qu’il a coloré d’un vigoureux reflet le récit que Hugues de Poitiers commença du vivant de l’abbé Pons et sur la demande même de cet abbé, ce qui prouve par parenthèse que ce dernier savait choisir ses hommes. Dans ce récit net, clair, qu’on peut dire marqué d’un véritable talent, si l’on considère l’époque où il fut écrit, je n’ai pas relevé un seul mot pour l’édification, pas une expression qui trahisse un esprit mystique; le langage est celui d’un homme plus habitué à promener ses regards sur les affaires de ce monde qu’à les tourner vers le ciel, et quand d’aventure le style ecclésiastique y est employé, ce n’est que pour maudire et flétrir, soin dont ce chroniqueur de combat, comme on dirait en style de l’heure présente, s’acquitte avec un zèle et un soin tout à fait louables.

De tous ces abbés, Pons de Montboissier, sous lequel naquit et mourut la commune de Vézelay, est le plus célèbre, grâce aux Lettres sur l’Histoire de France d’Augustin Thierry; mais, préoccupé qu’il était de raconter la rapide et orageuse existence de la commune, le grand historien a négligé de nous présenter le très curieux spectacle qui ressort de la lutte de l’abbé avec le comte de Nevers. Ce spectacle, qui serait amusant au dernier point, si l’on ne songeait