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rinage contempler le portrait d’Anne de Chastellux, comtesse de Comarin; ils ne regretteront pas leur voyage. O la ravissante femme! En la regardant, je n’ai pu m’empêcher de faire cette réflexion assez triste, que la fortune et la nature sont en guerre mortelle, car il n’y a peut-être pas un tiers des dons de la nature qui soit utilisé en ce monde. La personne dont voici l’image disparut de la terre sans que sa beauté ait donné ce qu’elle pouvait produire, ce qu’elle contenait intrinsèquement, et même certainement sans qu’elle ait été comprise dans sa réalité par ceux qui l’admiraient le plus. Peut-être même a-t-elle passé simplement pour une jolie femme, ou plus modestement encore pour une agréable personne; mais si un artiste d’un génie pénétrant se fût rencontré là, il aurait reconnu en elle l’existence d’un certain germe qui, épanoui par l’art, pouvait produire un type féminin d’une originalité séduisante à l’égal de la Joconde de Léonard de Vinci. C’est un mélange analogue de malice et de bonté, cette fois sans rien d’énigmatique. L’épigramme brille dans ces yeux d’une limpidité de source, la bonne humeur circule dans ces traits d’une douceur charmante; l’innocence est complète sur ce visage, seulement cette innocence porte une empreinte d’exceptionnelle vivacité. C’est le type de la candeur déniaisée et pourtant restée aussi entière que si la naïveté originelle ne l’avait jamais quittée. Cette âme est venue au monde comme nous tous enveloppée d’ignorance; mais tandis que chez la plupart des humains cette ignorance est un cuir épais dont ils ne se débarrassent qu’au prix d’une sanglante expérience, ce ne fut, dirait-on, pour elle qu’une mince pellicule qui se fendit sans efforts, et lui permit de voir clair. Elle y a vu clair; le monde ne peut la tromper, elle sait ce qu’il vaut, et cependant il ne lui inspire aucune défiance, et elle n’en redoute rien. Hélas! l’artiste de génie ne s’est pas rencontré, et à la place de la Joconde française qui aurait pu être, il n’existe que le portrait d’une jolie femme morte en emportant avec elle le germe et la matière d’un chef-d’œuvre qui n’a pas été fait.

Parmi ces portraits, il en est un qu’en notre qualité de lettré nous aurions aimé à rencontrer, celui du chevalier de Chastellux, membre de l’Académie française et ami zélé des philosophes du XVIIIe siècle. Si ce portrait se trouve au château, j’ai le regret de l’avoir laissé échapper. Après le maréchal Claude de Beauvoir, c’est celui de tous les Chastellux qui nous intéresse le plus; celui-là nous touche très directement, car il a été l’un des parrains les plus actifs de notre société nouvelle. Esprit libéral à l’excès, comme on dirait aujourd’hui, il partagea toutes les généreuses erreurs de son temps et écrivit, pour les soutenir, un livre intitulé De la prospérité publique, aujourd’hui peu lu, mais encore curieux en ce sens que ce