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qu’ils fussent, n’étaient après tout que des intérêts de clocher; mais à Cluny, première des abbayes de la chrétienté, on n’aperçoit rien de ce mesquin esprit de dispute et de cette rage de contention. Elle avait été fondée cependant par Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, dans les mêmes conditions que Vézelay par Gérard de Roussillon; comme cette dernière, elle était exempte de toute obéissance, et ses privilèges à cet égard étaient même plus grands, car d’après la volonté du fondateur le saint-siège ne pouvait y porter atteinte, et n’était autorisé à s’en occuper que pour les agrandir, permission dont il usa avec une générosité qui, pendant quatre siècles, fit de Cluny une véritable république chrétienne universelle. Des milliers de monastères édifiés en tout pays relevaient de son obédience et propageaient les inspirations de ses abbés; aussi les pensées politiques de ces abbés furent-elles grandes comme leur puissance, et, sortant de l’enceinte étroite de Cluny, embrassèrent-elles l’ordre universel du monde. Cluny a eu une importance capitale non-seulement pour la Bourgogne, non-seulement pour la France, mais pour l’humanité entière; sans la célèbre abbaye, l’histoire générale ne serait pas du tout telle que nous la connaissons. C’est d’ici qu’est sortie la pensée que toutes les souverainetés temporelles devaient être soumises au pouvoir unique de l’église, qu’elles devaient lui obéir comme les membres obéissent à l’âme, que les pouvoirs appuyés sur la force n’avaient de légitimité que comme exécuteurs des ordres de l’esprit, et qu’il ne fallait chercher qu’en Dieu, dont la souveraineté sans commencement ni terme échappe à tout contrat, à toute obscurité, à toute négation, le véritable suzerain. C’est ici qu’est née, qu’a été voulue, préparée et poursuivie dans l’ombre du cloître cette sanglante lutte du sacerdoce et de l’empire qui a duré trois siècles, et qui ne s’est terminée qu’après avoir emporté deux maisons impériales. Là a vécu, prié, médité, avant d’être Grégoire VII, le terrible Hildebrand qui déchaîna cette longue guerre. Est-ce cependant à son ardent génie que revient le seul honneur de cette formidable pensée? Ah! si ces lieux pouvaient parler, s’ils avaient retenu et s’ils pouvaient nous redire les confidences et les chuchotemens du cloître, de même que derrière les actes de Richelieu nous apercevons le capucin Joseph, nous verrions apparaître derrière le moine fougueux l’ombre impérieusement modeste de saint Hugues, abbé de Cluny. C’est dans ce grand personnage, aujourd’hui en partie recouvert par l’obscurité des siècles, qu’il faut chercher, je le crois, enveloppée dans une discrétion tout ecclésiastique, l’origine de cette querelle célèbre. Avant que la lutte pût même être soupçonnée, c’est lui qui nia le premier à l’empereur tout droit sur la papauté en décidant Brunon, favori