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second établissement d’utilité publique, un haras, est installé dans une autre partie des constructions. Les interminables jardins, aujourd’hui réservés aux récréations des enfans, ont longtemps servi de promenade publique aux habitans; ils seraient assez vastes pour la promenade d’une ville de premier ordre. Il n’y a qu’une seule habitation magnifique à Cluny, c’est l’ancien palais abbatial. Que dis-je? la ville même n’existe que de ses débris, car des rues entières ont été construites avec ses pierres. Ainsi le Cluny actuel, c’est encore l’abbaye, et rien que l’abbaye : le vivant non-seulement a hérité du mort, mais il est lié à son cadavre, dont il ne pourrait être détaché sans mourir lui-même sur l’heure; c’est le passé qui fournit encore au présent son aumône et sa sportule de chaque jour. Aussi la petite ville a-t-elle peu changé de caractère et présente-t-elle à peu près l’aspect qu’elle devait avoir autrefois. Un certain nombre de vieilles maisons du moyen âge ont disparu, il est vrai, mais il lui en reste encore en quantité suffisante pour lui garanti la persistance de son ancienne originalité. Je ne sais si ces maisons sont bien commodes, en tout cas elles sont charmantes avec leurs fenêtres en arc roman séparées en deux ouvertures par une élégante colonnette, imitation visible de l’architecture religieuse dont les habitans avaient le modèle sous les yeux. Les maisons modernes qui ont remplacé les anciennes visent peu d’ailleurs à inaugurer une vie nouvelle, tant elles affichent peu de prétentions; les rues ne sont ni mieux pavées, ni plus correctement tracées qu’elles ne le furent probablement autrefois, et les habitans semblent, dirait-on, borner leur ambition à continuer dans l’indépendance la vie tranquille que menèrent leurs pères dans la soumission. Une fois encore, je constate à Cluny cette insouciance de toute apparence extérieure, ce sans-façon et cette bonhomie populaire qui distinguent les anciennes villes ecclésiastiques; ici ce sans-façon arrive à une modestie réelle, et cette bonhomie à une profonde tranquillité. C’est une ville qui est recouverte pour toujours par une grande ombre, et elle possède la paix et la douceur de l’ombre.


EMILE MONTEGUT.