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fortes, le pouvoir royal plus absolu ; les états-généraux, réunis pour la dernière fois en 1614, ne pouvaient plus protester, comme ils l’avaient fait au XIVe et au XVe siècle, « contre les violences, injustices et rançonnemens des gabeleurs, et les charges importables, mortelles et pestiférés qui travaillaient merveilleusement le pauvre peuple. » Le fisc pouvait tout se permettre, et les précautions les plus minutieuses, les plus tyranniques même, étaient prises pour que le sel du roi, qu’on appelait aussi sel de devoir, entrât seul dans la circulation. Les habitans voisins des mines et les riverains de l’Océan se voyaient soumis à un véritable état de siège, et, comme le dit l’intendant des finances Moreau de Beaumont, dont le témoignage ne saurait être suspect, puisqu’il était à la tête de l’administration, « malheur à l’habitant du littoral qui, s’autorisant de la liberté naturelle, aurait été prendre de l’eau de mer pour la mêler avec de l’eau douce et l’aurait employée à faire cuire les légumes qui composaient sa seule nourriture ! » Les animaux eux-mêmes étaient mis en surveillance, et, quand ils approchaient des marais salans ou des grèves que le retrait des marées laissait à découvert, on les confisquait au profit du trésor.

Les gabeleurs fixaient tous les ans la quantité de sel que chaque famille devait acheter dans les greniers royaux, sans tenir aucun compte de ses besoins et de ses ressources. Ils en réglaient ensuite l’emploi livre par livre, ou plutôt poignée par poignée : il y en avait tant pour la salière, tant pour le pot-au-feu et pour les viandes de conserve, tant pour les hommes, les femmes et les enfans. Les commis pénétraient sans cesse dans les maisons pour recenser les individus, constater que les règlemens n’étaient pas enfreints, et que les consommateurs n’employaient point par exemple à saler du lard ce qui leur avait été assigné pour saler leur soupe. L’absurdité du formalisme était poussée si loin, qu’en vertu d’une ordonnance de janvier 1629 les étrangers qui approvisionnaient la France de morue et de saumon étaient tenus, en passant la frontière ou en abordant sur les côtes, de jeter le sel de leurs barils comme immonde parce qu’il n’avait pas été pris dans les greniers du roi.

Malgré les besoins du trésor, la permanence du déficit et l’âpreté du fisc, le régime des gabelles ne fut jamais étendu à la France entière. Un certain nombre de provinces avaient stipulé, au moment de leur annexion, qu’elles n’y seraient point assujetties ; d’autres s’en étaient rachetées, d’autres encore en avaient obtenu l’exemption en récompense de leurs services militaires et de leur attachement à la cause nationale, de telle sorte que, dans ce royaume formé de lambeaux péniblement arrachés l’un après l’autre à la féodalité ou à l’étranger, les contribuables se trouvaient soumis.