Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA COUPE.


Dans les verres épais du cabaret brutal,
Le vin bleu coule à flots et sans trêve à la ronde ;
Dans les calices fins moins fréquemment abonde
Un vin dont la clarté soit digne du cristal.

Solitaire, attendant du haut d’un piédestal
Un cru dont la noblesse à la sienne réponde,
La coupe d’or toujours, bien que large et profonde,
Est vide : on y respecte et l’œuvre et le métal.

Plus le vase est grossier de forme et de matière.
Mieux il trouve à combler sa contenance entière,
Aux plus beaux seulement il n’est point de liqueur.

C’est ainsi : plus on vaut, plus fièrement on aime,
Et qui rêve pour soi la pureté suprême
D’aucun terrestre amour ne daigne emplir son cœur,


L’ETRANGER.


SONNET.


Je me dis bien souvent : De quelle race es-tu ?
Ton cœur ne trouve rien qui l’enchaîne ou ravisse,
Ta pensée et tes sens, rien qui les assouvisse :
Il semble qu’un bonheur infini te soit dû.

Pourtant quel paradis as-tu jamais perdu?
A quelle auguste cause as-tu rendu service?
Pour ne voir ici-bas que laideur et que vice.
Quelle est ta beauté propre et ta propre vertu ?

A mes vagues regrets d’un ciel que j’imagine,
A mes dégoûts divins, il faut une origine :
Vainement je la cherche en mon cœur de limon,

Et, moi-même étonné des douleurs que j’exprime,
J’écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui m’a toujours caché sa patrie et son nom.

SULLY PRUDHOMME.