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Tell¸ le héros de Mozart l’est aujourd’hui pour M. Faure, — non que la critique n’ait qu’à se montrer de tout point satisfaite; dramatiquement, l’interprétation de M. Faure manque de relief, de mordant, le côté démoniaque disparaît, et par instans vous croiriez voir, entendre Joconde, tant ce geste s’arrondit mollement, tant cette voix cède à son propre charme. Dans le duo avec Zerline, la période se forme et se développe harmonieuse et pure, d’un goût, d’un art irréprochables; mais la situation, que devient-elle? et dans cette rhétorique musicale, où saisir l’arrière-pensée du tentateur? Une femme d’esprit disait d’un grand écrivain de la restauration qu’il faisait d’abord sa phrase, puis cherchait ensuite quelque chose à mettre dedans. C’est trop souvent l’histoire de M. Faure, et j’ajouterai aussi de Mme Carvalho. On n’arrive pas à cette perfection sans concentrer sur un point toutes ses facultés, et peu à peu on en vient à prendre pour le but ce qui ne doit jamais être que le moyen. Au lieu de mettre toute sa voix et tout son style au service de la situation, on s’étudie, on se manière, on se réserve; on chante en dehors de son rôle. Don Juan caresse sa mélodie ore rotundo, et Chérubin file des sons et fait du style. N’importe, cette virtuosité n’est pas un vain mot, et pour notre part, nous aurions grand regret à voir s’éloigner de l’Opéra un chanteur qui nous semble le dernier représentant de ces belles études vocales italiennes dont l’influence de Rossini décida chez nous le mouvement.

Espérons encore que la vieille Europe conservera son roi des barytons; on nous assure que les fameuses négociations américaines traînent en longueur. M. Faure, pour s’en aller faire campagne dans le Nouveau-Monde, ne demanderait pas moins de quarante mille francs par mois, et devant l’énormité de cette somme l’organisateur ordinaire de ces sortes d’expéditions, M. Strakosch, reculerait un peu. C’est qu’en effet un tel denier donne à réfléchir, à comparer. Nous lisions dernièrement dans des Mémoires sur la cour d’Autriche qu’en 1809 Napoléon, entendant à Schœnbrunn la Milder, eut un mouvement d’enthousiasme, « Voilà une voix! s’écria-t-il, je n’ai jamais rien entendu de pareil! » Et séance tenante le glorieux souverain, ne voulant pas mettre de bornes à sa magnificence, offrit à la cantatrice quarante mille francs par an pour l’engager à venir à Paris. Quarante mille francs, ce que nos virtuoses à nous gagnent dans un mois! Et notez qu’il s’agissait d’Anna Milder, l’étoile et la merveille du moment, d’une cantatrice à qui le patriarche Joseph Haydn avait dit en la bénissant : « Chère enfant, vous avez une voix grande comme une cathédrale! » Que les temps sont changés! Les empires où des potentats offraient aux virtuoses des dotations de quarante mille francs ne sont plus de ce monde, autant vaudrait chercher sur la carte le pays dont les rois épousent des bergères. Ce qui dans le passé fut un art est de nos jours un simple et banal moyen de