Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/278

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et il veut bien rendre aux objets leur vraie figure. Dès le premier volume, qui parut en 1858, il promet un personnage qui avait été mal connu et qu’il était très malaisé de retrouver sous les débris du siècle dernier, une véritable exhumation compliquée de toute sorte de difficultés, grâce à l’ignorance des historiens et aux contradictions des témoignages.

Les travaux antérieurs de M. Carlyle devaient exercer sur ce livre une influence que son esprit de système ne pouvait qu’exagérer. Sans parler de ses études sur l’Allemagne, où il a puisé une métaphysique entachée de fatalisme, il s’était fait connaître par de brillantes leçons sur le Hero-worship, le culte des héros, et par une Histoire de la révolution française, estimée chez nous sur parole et négligée depuis qu’elle a été traduite. Des pamphlets politiques sur le chartisme et sur l’école de Manchester lui ont valu la popularité; sa meilleure part de renommée, il la doit à son grand ouvrage sur les Lettres et discours d’Olivier Cromwell[1]. S’il n’avait pas écrit sur le culte des héros des pages où il soutient cette thèse, que certains hommes, un ou deux par siècle peut-être, devraient seuls parler et agir dans le monde, que l’Angleterre et la France feraient bien de se mettre au régime du silence pour une cinquantaine d’années, et par conséquent que le genre humain est appelé à vivre comme un troupeau sous la conduite d’un élu de la destinée; s’il ne s’était pas alors et depuis rempli de ces idées-là, il n’aurait sans doute pas fait du roi-philosophe son idole un échantillon de ces héros dictateurs, de sa politique un modèle de bon gouvernement et de véritable humanité, de son règne un âge d’or et de la Prusse un paradis terrestre. Notons en passant que, le jour où il publiait le Hero-worship, il n’avait pas même songé au roi de Prusse : dans le panthéon des héros et en particulier de ceux de fonction royale, il avait ménagé une place pour Cromwell et pour Napoléon ; Frédéric était oublié. Apparemment il ne l’avait pas encore exhumé. S’il n’avait pas fait sur la révolution française le travail que l’on connaît, il n’aurait pas eu l’idée de représenter tout le XVIIIe siècle, même anglais, comme une période maudite, désastreuse pour les peuples et honteuse pour l’esprit humain, ridicule à tous égards par ses formules trompeuses, par ses mensonges, par ses charlatanismes, n’ayant qu’un mérite, celui de finir par la révolution. Celle-ci n’est à ses yeux qu’une combustion générale, stérile en soi, il est vrai, mais utile comme un incendie. Prétextes, fourberies, vanités, autant de matériaux brûlés non pas sans laisser pourtant de la fumée et des flammèches un peu partout

  1. Voyez à ce sujet l’étude de M. de Rémusat dans la Revue du 15 mars 1854.